Poétique de Valéry, poésie pure, émotions, pathétique
"L'art le plus haut ne peut certainement pas consister à émouvoir par d'émouvants objets. Quoi de plus simple que de faire frémir ou d'attendrir les gens au moyen de la tendresse représentées ? Cela est à peine créer. Il est facile de saisir un public par un spectacle qui va droit à notre faiblesse, qui torture ou dilate les cœurs, faisant vivre une feinte vie, en jouant des puissances naïves de la vie. Mais cet art (que l'on dit humain) est donc mensonge." Paul Valéry
Le roman a longtemps été considéré dans l'histoire de la littérature comme un art vulgaire et méprisable, par opposition à la poésie, valorisée comme la véritable création artistique. On l'accuse ainsi au XVIIIe siècle d'être dépourvu d'ancienneté et inconnu aux Anciens, aussi bien que de corrompre les moeurs par les passions qu'il représente. De la même manière, Valéry tente ici à son tour de définir une « hiérarchie » dans les arts littéraires, sans cependant se fonder sur le genre de l'oeuvre, mais bien plutôt sur sa visée et son contenu. Il définit ainsi « l'art le plus haut » par la négative.
Tout d'abord, il ne doit pas consister à « émouvoir » le lecteur par la représentation d'objets qui nous touchent lorsque nous les voyons dans le monde. Il convient de remarquer que le verbe « émouvoir » implique une réaction viscérale et spontanée du lecteur, qui peut être opposée à une appréciation intellectuelle et réfléchie de l'oeuvre, qui nécessiterait davantage de recul. Cette émotion ressentie par le lecteur repose selon Valéry sur les « puissances naïves de la vie », qui serait probablement cette capacité qu'a l'homme de ressentir une empathie instinctive pour la souffrance d'autrui, c'est-à-dire d'éprouver lui-même une partie des passions auxquelles il assiste. L'auteur jouerait donc sur cette naïveté irrationnelle du lecteur lorsqu'il représenterait des passions telles que « la mort, la douleur, ou la tendresse ».
[...] C'est cette place que nous allons maintenant étudier. Tout d'abord, il y a une émotion produite par l'imitation mimétique de la vie, qui peut être valorisée ; Proust l'évoque dans Le temps retrouvé : l'art véritable permet de retrouver cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie L'art imitatif permettrait donc d'accéder à la véritable réalité ; il sort de son rôle de simple reproduction pour devenir création, et surtout révélation d'un réel. [...]
[...] Elle hisse le lecteur au dessus de toute individualité. Valéry refuse l'émotion trop facile provoquée par la représentation des objets qui sont communément considérés comme émouvants ; il préfère la création d'un sentiment sans modèle à partir d'un objet qui n'est pas émouvant dans la vie, et pour cause : c'est l'art qui va le rendre tel. Dans le poème Eventail de Mademoiselle Mallarmé, le sujet du poème n'a rien d'émouvant en soi, pourtant une émotion est là, pure car non mêlée des émotions de la vie. [...]
[...] [ ] Rendre faible quelqu'un est un acte non noble. Si l'on pousse à l'extrême cette idée de «calcul de l'auteur, on trouve ainsi les œuvres de propagande, affiliée à une idéologie, qui ont pour but principal d'imposer un point de vue (on pense au réalisme socialiste) et auxquelles on refuse le nom d'art. Par ailleurs, Valéry, en plus du jeu trop facile sur les émotions, critique également l'aspect mensonge[r] de ce genre d'œuvres d'art, qui tente de se faire passer pour réelle, sans pour autant égaler la réalité. [...]
[...] On le voit, dans tous les cas évoqués plus haut, le lecteur est soumis à une sorte de contrainte, qui l'incite à ressentir ce que l'auteur souhaite. Cette contrainte peut être considérée, avec Valéry, comme véritablement anti-artistique. En effet, Sartre, dans Qu'est-ce que la littérature, fait reposer l'œuvre littéraire sur la liberté du lecteur, il déclare que le livre n'est pas, comme l'outil, un moyen en vue d'une fin quelconque : il se propose comme fin à la liberté du lecteur A partir de là, ce qu'on pourrait appeler la pression qu'exerce l'auteur sur le lecteur devient négation de l'art, Sartre ajoute ainsi que Si j'en appelle à mon lecteur pour qu'il mène à bien l'entreprise [l'œuvre littéraire] que j'ai commencée, il va de soi que je le considère comme liberté pure, pur pouvoir créateur, activité inconditionnée ; je ne saurais donc en aucun cas m'adresser à sa passivité, c'est-à-dire tenter de l'affecter, de lui communiquer d'emblée des émotions de peur, de désir ou de colère On le voit, cette pression qu'exerce l'auteur dégrade le rôle du lecteur en ne lui accordant finalement que le droit de subir l'œuvre d'art, œuvre qu'il devrait, tout à l'inverse, construire. [...]
[...] Par ailleurs, on peut observer qu'il est fréquent que les écrivains usent d'hyperboles et de clichés lors de moments particulièrement pathétiques pour en renforcer l'impact sur le lecteur. Ainsi, dans Le père Goriot, Balzac, lors de l'agonie du père, le décrit seul et ruiné, abandonné par ses filles auxquelles il a fait don de tout son argent. Celles-ci ne sont même pas présentes à l'enterrement, touche finale du tableau pathétique dressé par l'auteur. Cette exagération et ce jeu sur des clichés émouvants (ici, l'ingratitude filiale) sont récurrents dans de nombreuses œuvres, notamment à la période romantique (on pourrait citer l'exemple de Hugo dans les Misérables). [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture