« On a tort de parler en amour de mauvais choix, puisque dès qu'il y a choix il ne peut être que mauvais. » Cet aphorisme de Proust se fonde sur l'une des théories développées dans la Recherche, selon laquelle ce qui nous attire chez la personne aimée, c'est d'abord l'intuition des maux qu'elle va nous causer. A en croire cette phrase, l'amour n'exclue pas la liberté ; seulement la liberté qu'il propose ne présente que des issues négatives. Peut-on trouver meilleure représentation de la liberté du héros tragique ?
Dans Le sentiment de l'amour dans l'œuvre de Corneille, Nadal affirme que, « quand il est posé, l'amour chez Corneille ne trouve sa contradiction essentielle qu'en lui-même » ; c'est-à-dire que l'amour est déjà en lui-même, dans les pièces de Corneille, un nœud dramatique autonome, autosuffisant, au sens où il met en jeu le combat entre la volonté de l'amant et sa passion amoureuse. Cette observation trouve sa radicalisation dans La Place Royale où il n'est pas besoin d'obstacles extérieurs (rival jaloux, parents ennemis…) pour relancer l'intrigue, car les amants y trouvent leur ennemi dans l'aimé autant qu'en eux-mêmes : les contraintes, les opposants, les obstacles qu'ils affrontent ne viennent pas de l'extérieur mais de l'intérieur, et c'est pourquoi Nadal dit à propos de la pièce que « la sédition s'y élève au cœur de l'amour ». La « beauté abstraite » de la Place royale – on serait tenté d'ajouter : sa modernité – tirerait son origine de la pureté de sa situation de départ : choisissant un couple à qui tout sourit, Corneille tente de nous montrer comment l'amour peut faire échec à l'amour. Cependant, la fin de la pièce ne résout pas cette problématique : son dénouement presque tragique signe peut-être l'aporie, en tout cas l'irrésolution du problème amoureux formulé en ces termes : et le « triomphe » final d'Alidor, trempé de cynisme et d'amertume, a le goût d'un échec. La liberté qu'il croit avoir conquise en se retirant en lui-même, en vivant à soi, maître de sa volonté, n'est rien d'autre qu'un « néant » : elle n'est pas une réalité tangible, vivante, mais une idée abstraite qui ne vaut rien pour elle-même, par elle-même. L'âme d'Alidor n'est pas le terrain d'une reconquête, d'une réappropriation de la volonté ; elle est au contraire abandonnée aux mouvements anarchiques des passions à venir et ne manifeste que trop le peu de maîtrise du jeune héros.
[...] Corneille refuse cette facilité : l'entêtement d'Angélique pour s'enfermer au couvent, au dernier acte, souligne par contraste l'artificialité de la fin heureuse, de sa fonction réconciliatrice et de sa valeur de convention. L'auteur préfère chercher dans l'amour lui-même ses propres antithèses, ses propres contradictions, et dans les caractères de ses personnages les sources de leurs maux. Le postulat de départ est donc que l'amour d'Alidor est sincère, et que c'est ce qui fait toute la grandeur de son geste : Le vrai de l'amour fait donc toute la tragédie. [...]
[...] A maintes reprises au cours de la pièce, nous ne pouvons que nous enthousiasmer devant les trésors d'inventivité qu'Alidor déploie pour parvenir à ses fins, devant l'ardeur avec laquelle il veut donner satisfaction à sa volonté. On notera à ce titre que, sous ses dehors d'inconstance pure, Alidor fait montre d'une certaine rigueur : il ne faillit jamais une fois qu'il s'est engagé à servir Cléandre, alors que cela lui en coûte Que pour ton amitié, je vais souffrir de peine ! et que l'occasion de le trahir se présente à lui Fais ce beau coup pour toi, suis l'ardeur qui te presse. Il ne retourne sa veste qu'une fois qu'il sait Cléandre avec Phylis. [...]
[...] Mais comment Alidor pourrait-il à la fois être amoureux et ne pas l'être ? Cette hypothèse n'est concevable qu'à condition de moderniser la conception de l'amour de la pièce : l'amour ne serait plus, dans La Place Royale, un sentiment entier, qui se donne en une seule fois et pour toujours, mais une sensation discontinue, précaire, sporadique, un mélange instable et fluctuant. L'inconstance ne serait plus, dès lors, la preuve d'une absence d'amour mais au contraire la manifestation la plus sensible de l'amour comme intermittence du cœur pour reprendre l'expression de Proust. [...]
[...] L'humour de la pièce tiendrait donc à la fois du burlesque le réel est trop bas pour l'âme héroïque d'Alidor et de l'héroïcomique les termes qu'il emploie et les ruses qu'il déploie sont disproportionnés pour de si petites affaires. Une double inadéquation apparaît donc : inadéquation du personnage qui ne parvient pas à coïncider avec ce que nous appellerons son vouloir- devenir ; inadéquation du personnage avec la pièce qui, comme on l'a montré, est une comédie de l'oisiveté. On peut déplacer le nœud tragique de la pièce de l'amour en lui-même selon Nadal à l'amoureux extravagant du titre, puisque ce sont ses maximes qui font et défont les intrigues. Mais d'où naît-elle, cette extravagance ? [...]
[...] Comme le souligne Pierre-Alain Cahné : Si l'on se laisse aller à suivre les impulsions magiques de la passion, un jour inévitable l'on rencontrera la douleur de la jalousie ou la honte de la félonie. Or, ce qui motive les agissements d'Alidor, c'est avant tout la peur de souffrir : il court moins après la liberté, la maîtrise de sa volonté, qu'il ne fuit sa propre inconstance et les malheurs qui pourraient en découler. Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre ? : l'interrogation d'Alidor résonne dans toute la pièce, et toute la pièce peut lui faire figure de réponse. [...]
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