Dire l'indicible n'est sans doute pas le but de la littérature, et pourtant l'indicible n'est pas sur une autre scène ; car l'indicible est probablement la condition même du dicible…
Comment parler, dès lors, de ce mal étrange ? « Un mal qui répand la terreur/ Mal que le ciel en sa fureur/ Inventa pour punir les crimes de la terre/ La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom) » écrit La Fontaine. Comment rendre lisible le chaos du réel - car la littérature « affecte, par un surcroît de fiction, d'autres diraient de mensonge, de passer pour un témoignage réel et responsable de la réalité historique » énoncera Derrida dans Passion de la littérature - ? Comment dire le combat inégal de l'homme face à l'insaisissabilité de la souffrance ? Comment exprimer la révolte quand le langage ne semble plus approprié à l'énonciation de sa vérité?
Alessandro Manzoni et Albert Camus, dans leur évocation respective d'une épidémie de peste, soulèvent les questions de l'indicible et des possibilités du dire.
Avec Les Fiancés, Manzoni répond à son ambition d'écrire un grand roman historique en choisissant pour cadre la Lombardie du début du XVIIeme siècle et en s'appuyant scrupuleusement sur des faits relatés par des chroniques de l'époque. Enraciner son intrigue dans un temps suffisamment reculé, lui permis, sans doute de franchir plus facilement l'obstacle de la censure pratiquée par les autorités autrichiennes occupant dès 1835 cette région de l'Italie. La révolte de son personnage principal, Renzo, envers la couardise, la fourberie et la férocité de ceux qui détiennent le pouvoir le mène à la rencontre du peuple milanais marqué par la guerre, les émeutes de la faim et la peste. Au commencement du chapitre XXXI le narrateur s'attachera à nommer l'innommable.
Le narrateur de La Peste de Camus se propose quant à lui de relater le plus fidèlement possible « les curieux événements » qui se sont produit « en 194 ., à Oran » et entame ainsi, dès la première page, une oscillation entre l'inscriptible et le non-dit.
[...] C'est pourquoi, il ne peut décrire les camps d'isolement, car il ne les a pas connus, et ne peut que citer le témoignage de Tarrou Les allusions aux camps de concentration, à la déportation sont sous-jacentes à bien des pages de l'œuvre et l'on sait à quel point il s'agit d'une expérience de l'indicible. Car comment se rappeler ce qui n'a pas de nom ? Chaque nom laisserait de côté une partie de l'événement, ou en donnerait une idée fausse. [...]
[...] Certains médecins hésitent à qualifier de peste la maladie qui commence à sévir dans la ville. Mais le problème de la désignation de la maladie par son nom médical importe peu au narrateur : il ne s'agit pas, déclare-t-il, de rien pousser au noir. Il s'agit de prendre des précautions Comme Richard intervient en disant que la description semble prouver que Rieux croit à la peste, ce dernier insiste sur son attitude de témoin objectif : Rieux répondit qu'il n'avait pas décrit un syndrome, il avait décrit ce qu'il avait vu Il s'agit très vite pour le docteur de lutter contre le déni du peuple et témoigner pour tous, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l'injustice et de la violence qui leur avaient été faites [ ] L'essentiel est donc de témoigner du silence qui enveloppe les grandes calamités. [...]
[...] Avant même l'invasion de la peste, Tarrou note dans des carnets tous les détails de la vie oranaise qu'il découvre. La première fois qu'il les cite, le narrateur dit : Ses carnets, en tous cas, constituent eux aussi une sorte de chronique de cette période difficile. Mais il s'agit d'une chronique très particulière, qui semble obéir à un parti pris d'insignifiance Rieux, lui, parle de l'histoire, d'une épidémie, mais il en parle du point de vue des anonymes, de ceux qui la subissent. [...]
[...] La peste : Le dicible et l'indicible : Camus / Manzoni Dire l'indicible n'est sans doute pas le but de la littérature, et pourtant l'indicible n'est pas sur une autre scène ; car l'indicible est probablement la condition même du dicible Comment parler, dès lors, de ce mal étrange ? Un mal qui répand la terreur/ Mal que le ciel en sa fureur/ Inventa pour punir les crimes de la terre/ La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom) écrit La Fontaine. [...]
[...] Dans Les Fiancés, seul le tintement des clochettes des monattis vient troubler cette solitude et ce silence, [qui] ajoutaient une nouvelle consternation à l'inquiétude de Renzo, et noircissaient encore toutes ses pensées. C'est au milieu du silence que le langage semble vain, qu'il s'apparente parfois tromperie, à la trufferia, dirions-nous peut-être en italien. La parole est comme interdite, on entre parfois dans la simple comptabilité, dans le long déroulement des chiffres. Et, les médecins se bornent à trouver un autre mot pour qualifier la maladie dont ils n'osent prononcer le nom : ils trouvèrent celui de fièvre maligne ou fièvre pestilente fièvre à complications inguinales chez Camus] ; misérable transaction, pire, escroquerie verbale s'insurge le narrateur. [...]
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