La postérité populaire retient de l'oeuvre cornélienne cette expression devenue emblématique : « un dilemme cornélien ». S'il est vrai que celle-ci est assez réductrice au regard du corpus de l'auteur, elle s'applique cependant très bien au Cid, dont la trame dramatique s'appuie principalement sur une opposition entre amour et honneur, et place ainsi les personnages dans la situation du dilemme. Ce dilemme semble résolu dans l'oeuvre car l'amour triomphe à la fin, c'est pourquoi l'on pourrait dire avec un critique contemporain que, dans Le Cid, grâce à la place que Corneille assigne à l'amour, « l'honneur règne et ne gouverne pas ». Dans la société monarchique qui constitue le cadre de l'action, les personnages, issus de l'aristocratie, font appel à l'honneur selon trois définitions : la récompense, le fait de mériter l'estime sur le plan moral et selon les valeurs de la société, aux yeux des autres ou à son propre regard, et le sentiment qui pousse à obtenir ou préserver l'estime des autres ou de soi-même. Ce sont des définitions qui font appel à la notion de devoir : Rodrigue est ainsi tenu successivement par le devoir familial, puis par le devoir de l'aristocratie envers la patrie ; le Comte, Don Diègue, Chimène, l'Infante, sont également pris dans cette dialectique de l'honneur.
On peut donc développer la citation précédente, en se demandant en quoi la nécessité de rester respectable en se pliant aux devoirs ne serait qu'une influence omniprésente, qui ne mène pas l'action dramatique, et n'en maîtrise pas l'issue, mais cède le gouvernement à l'amour.
[...] Il subsiste que l'amour semble avoir remporté le rôle de gouverner. La décision de partir au combat contre les Maures à la scène 6 de l'acte III a explicitement pour motivation la reconquête de l'amour de Chimène par la victoire, ou la perte de sa vie dans la défaite. Or, sa mort est souhaitée en raison de l'amour malheureux qu'il vit. Celui-ci est exprimé au vers 1069 et 1070 : Et ne pouvant quitter ni posséder Chimène, Le trépas que je cherche est ma plus douce peine Les deux issues du combat, et donc celui-ci, sont donc également souhaitables pour la même origine : l'amour de Rodrigue pour Chimène. [...]
[...] Ainsi, l'honneur, premier moteur du drame dans Le Cid, est bien celui qui gouverne, face à la monarchie qui ne fait que régner en arrière-plan de la scène, comme origine de la conversation. L'honneur gouverne également les actions du personnage secondaire de l'Infante. Elle introduit la première cette dialectique, qui sera par la suite constante dans la pièce, entre honneur et amour, encouragée par Léonor : Vers 87-90 (Léonor) Une grande princesse à ce point s'oublier Que d'admettre en son cœur un simple cavalier ! [...]
[...] La question de l'honneur de Chimène n'a pas le pouvoir de changer ce qui a été décidé. En outre, on remarque que l'honneur ne gouverne pas les sentiments de Chimène : elle aime Rodrigue malgré que son devoir soit de le haïr, comme le traduisent les vers 809 à 811 de la scène 3 de l'acte III : (Elvire) Il vous prive d'un père, et vous l'aimez encore ! (Chimène) C'est peu de dire aimer, Elvire : je l'adore ; Ma passion s'oppose à mon ressentiment ; L'honneur n'a ainsi pas le pouvoir de guider ses sentiments, tout comme il n'a pas celui de guider ceux de l'Infante : ainsi celle-ci est-elle le théâtre d'un retour de l'espoir amoureux lorsque le premier duel survient, et que le mariage de Chimène et Rodrigue semble impossible désormais, à l'acte II, scène 5 (vers 509 à 512) : Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ; Et leur division, que je vois à regret, Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret. [...]
[...] Les motifs de la pièce trouvent leur origine dans le sentiment de l'honneur, sa défense ou son maintien aux yeux du monde ou aux siens. Cependant, l'honneur n'a pas le pouvoir de s'exercer dans les faits : les décisions sont prises en vertu d'autres instances, dont l'amour. Celui-ci gouverne l'issue de la pièce et le retournement principal de l'action : le combat contre les Maures. Ainsi, on peut dire que l'honneur règne et ne gouverne pas car Corneille donne cette fonction à l'amour, qui dépasse même le pouvoir décisionnel du Roi. [...]
[...] C'est bien, dans cette scène, l'amour qui gouverne. L'amour l'emporte également sur le pouvoir royal. D'une part dans la décision de Rodrigue d'aller combattre les Maures : on a vu qu'il est guidé par la perspective de reconquérir Chimène par ses exploits, or cette décision outrepasse son rang. En tant qu'aristocrate, il est exécutant des ordres du Roi, et n'a pour mission que de s'y plier dans les actions guerrières. Cette action dramatique a d'ailleurs été reprochée à Corneille, bien qu'elle soit justifiée par l'absence de l'autorité royale dans ce domaine de décision. [...]
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