Né en Grèce à Corfou en 1895, et contraint peu après de gagner Marseille avec ses parents pour échapper à un pogrom, l'écrivain Albert Cohen a découvert l'antisémitisme très tôt, à l'âge de dix ans. Célèbre pour ses romans comme Solal, Belle du Seigneur, ou encore Le Livre de ma mère, Albert Cohen, très profondément marqué par cette expérience traumatisante, ne trouvera la force d'en faire le récit qu'en 1972 – soit bien plus de soixante ans après – dans O vous, frères humains.
De retour de l'école, après avoir été insulté et giflé par des antisémites, anéanti, il erra longuement dans les rues de Marseille, tandis que ses parents, affolés par sa brusque disparition, se lançaient désespérément à sa recherche. Cet extrait, à mi-chemin entre le roman et l'autobiographie, évoque les conséquences pathétiques de ce drame pour l'enfant, mais aussi pour ses parents. Comment l'écrivain réussit-il à émouvoir le lecteur, par la mise en scène de l'enfant qu'il fut, sans pour autant sombrer dans le voyeurisme ou le misérabilisme ?
Grâce à un récit très court (trois petits paragraphes seulement), ordonné chronologiquement, Albert Cohen fait d'abord part au lecteur des retrouvailles dramatiques avec ses parents, puis de son anniversaire gâché, pour lui faire prendre conscience de la douleur occasionnée à la victime.
[...] Plus de soixante ans après, l'écrivain souligne sur ces similitudes, et rend hommage à ses parents, qui ont tout fait pour le rendre heureux et le protéger même s'ils se sont vite retrouvés dépassés par la haine. Le but d'Albert Cohen n'est pas de se venger, ni même de condamner les antisémites : il veut juste susciter une triple prise de conscience : celle de la bêtise et de la cruauté du racisme (d'autant plus scandaleux qu'il touche ici un enfant innocent et sans défense), celle des fausses représentations à l'égard d'autrui et d'une communauté, et enfin celle que tous les êtres humains sont égaux, ont droit au respect et à la tolérance. [...]
[...] L'auteur n'explique pas si le regard de remords signifie que les parents se sentent alors coupables d'avoir transmis des caractéristiques physiques héréditaires, ou s'ils ont honte que leur enfant connaisse à son tour leurs tourments (ils se sont installés à Marseille pour fuir un pogrom en Grèce) ; mais puisqu'ils baissent la tête, humiliés, dans les deux cas, ils n'ont plus la force de se battre ni même de se défendre : c'est la résignation et le désespoir qui l'emportent. Non seulement l'enfant a perdu ce soir-là l'innocence d'« une petite vie débutante mais aussi le fier regard plein d'amour de ses parents, qui comprennent que leur fils n'est pas promis à un meilleur avenir que le leur en dépit de tous leurs efforts, et de tous leurs espoirs. D'où les sanglots communs. [...]
[...] L'unité de la famille ne se retrouvera qu'à la fin, dans la douleur : Et tous les trois nous pleurions (le pronom personnel nous apparaît pour la première et dernière fois dans le texte). Déjà bien plus affectés que l'enfant, même si eux n'ont subi aucune attaque ou insulte, les parents écoutent le récit de leur fils, qui perçoit consciemment cette blessure. Il décide donc d'épargner ses parents et censure, édulcore volontairement son récit. L'enfant raconta = bien qu'il soit attendu, pas de COD, le contenu de la conversation est passé sous silence. [...]
[...] Aucun intérêt, a priori. Pourtant l'histoire est présentée comme une fable, un conte ou une allégorie : les personnages ne sont pas décrits (pas de noms, pas de portraits, juste des fonctions l'enfant, le père, la mère), pour que l'identification à ce qu'ils vivent et ressentent en soit facilitée. Au deuxième paragraphe, plusieurs interventions du narrateur omniscient, sous la forme d'une triple lamentation, interrompent le récit : ô doux ghetto privé de mon enfance morte, ô chaleur et rond jaune de la lampe à pétrole, ô ma mère morte que jamais je ne reverrai, et ne jamais plus aller l'attendre à la gare. [...]
[...] marchant sous la pluie complice clins d'œil tombés et désolés présentée par une comparaison enfantine, sans doute pour souligner la candeur et la naïveté du petit garçon. main contre la joue outragée (double sens, physique et moral) effet d'attente : le sujet de la phrase (l'enfant) se fait attendre, ainsi l'auteur insiste sur les circonstances du retour par un double rythme binaire (deux participes présents pour l'enfant : marchant tenant ; deux imparfaits pour la pluie : tombait et faisait dont les sonorités créent un système d'échos mélancoliques. [...]
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