Rousseau s'engage dans ce qu'il écrit et ce qu'il écrit engage sa vie : il trouve dans la réforme de son existence la force de sa persuasion, et dans l'écriture, la consolation de ses maux. Ainsi, pour résoudre une grave crise intérieure, il rédige La Nouvelle Héloïse en 1761, roman par lettres qui constitue le plus grand succès romanesque du XVIIIe siècle. Gustave Lanson, critique littéraire du début du XXe siècle, analyse cette œuvre clé et dans un de ses articles « L'Unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », il considère La Nouvelle Héloïse comme « un rêve de volupté redressé en instruction morale ». Gustave Lanson évoque ici l'idée d'une remise en ordre où « volupté » deviendrait « instruction morale ».
Il s'agirait donc d'affirmer une transformation d'ordre moral dans le cours de cette œuvre : nous passerions donc de la recherche des plaisirs des sens à un redressement moral dans le sens d'une leçon, c'est-à-dire sans retour en arrière possible. Le terme « rêve » désigne ici une construction de l'imagination, et ce sens prend avec Rousseau une valeur poétique ; nous serions donc, dans un premier temps, au cœur d'un registre poétique propre à l'amour-passion de deux amants. Cependant, selon Gustave Lanson, ces deux amants sembleraient avoir guéri, avoir trouvé un remède à ce « rêve de volupté » qui se transformerait en leçon de morale conforme aux bonnes mœurs, afin d'accéder à la sagesse et à la vertu, contrepoints de la passion.
Dans cette optique, nous sommes à même de formuler une interrogation : l'œuvre de Rousseau parvient-elle à transformer les désordres d'un amour guidé par la passion en une vie modèle de vertu ? L'histoire de Julie est-elle celle d'une vertu reconquise après les désordres de l'amour ? L'œuvre épistolaire répond-elle à la question d'un redressement moral ?
[...] Ici, c'est l'autorité paternelle qui l'emporte sur l'affectif et qui commence à détruire le rêve de volupté Mais on sent poindre l' instruction morale au sein même de la relation amoureuse des deux jeunes gens. En effet, le rapport maître-élève entre Julie et Saint Preux a parfois tendance à s'inverser, et de ce fait, l'amante passionnée annonce déjà belle prêcheuse Julie semble devenir le directeur de conscience de son amant. C'est elle qui réussit à annuler le duel prévu entre Milord Edouard et Saint Preux ; elle dénonce violemment la pratique du duel dans une lettre à son amant et l'invite ainsi à ne pas confondre honneur et bravoure : L'honneur d'un homme comme vous n'est point au pouvoir d'un autre ; il est en lui-même et non dans l'opinion du peuple ; il ne se défend ni par l'épée ni par le bouclier, mais par une vie intègre et irréprochable, et ce combat vaut bien l'autre en fait de courage ( lettre 57). [...]
[...] Les époux Wolmar tentent de restaurer un état de nature qui ne passe pas par l'établissement d'un nouveau contrat social et la suppression des inégalités, mais par le travestissement de celles-ci. Ainsi, les relations maître-serviteurs sont fondées sur la confiance réciproque et l'intérêt des uns et des autres certes, mais Wolmar ne cherche la confiance de ses serviteurs que pour en faire justement de bons serviteurs : ce serait donc plutôt une certaine manière de dresser pour obtenir de meilleurs services, ainsi, en agissant par la confiance, on peut se persuader de ne pas avoir traité le serviteur comme un moyen. [...]
[...] L'idylle amoureuse va connaître un basculement inévitable, en effet une régénération semble nécessaire. C'est donc ici que l'on peut parler de redressement, nous sommes à la fin du premier volet de l'œuvre. Une instance puissante va se charger de redresser en totalité ce rêve de volupté : c'est la religion, elle va se mettre ainsi au service d'une révélation pour Julie. En effet, la cérémonie du mariage de Julie avec M de Wolmar va opérer dans le cœur de la jeune fille une transformation : l'intervention de la grâce divine, théorisée par Saint Augustin, va favoriser la remise en ordre, Julie va accepter Dieu comme directeur de conscience pour vivre désormais une vie vertueuse. [...]
[...] En lisant entre les lignes, on s'aperçoit donc que la morale menace déjà le rêve de volupté des deux jeunes amants. Dès les débuts de l'œuvre se manifeste le conflit entre l'amour-passion et l'amour filial. En effet, la famille d'Etanges est constituée autour de la figure du père, figure dominante. Le père de Julie va imposer un mari à sa fille, M de Wolmar, un de ses anciens amis, refusant catégoriquement Saint Preux comme gendre, car il n'appartient pas à la même caste. [...]
[...] Le choix de Julie de sagesse et de vertu, ce choix qui en fait ne se révèle être qu'un renoncement déchirant, va finalement conduire la jeune femme à la mort. La mort de Julie apparaît alors comme un symbole. C'est dans la mort que la jeune femme va enfin s'accomplir et se délivrer de sa passion pour Saint Preux qu'elle avoue dans sa dernière lettre ne s'être jamais éteinte, elle avoue dans cette lettre posthume que ce n'est que dans la mort que pouvait se réaliser cette passion tristanesque. [...]
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