De manière passablement surprenante, l'ouvrage de René Girard publié en 1961 s'ouvre sur un extrait du Don Quichotte de Cervantès. Il s'agit d'une longue tirade que l'hidalgo propose à son écuyer, Sancho Panza.
Ces quelques lignes permettent à l'auteur d'introduire la théorie qui constitue la clef de voûte de cet ouvrage, mais aussi de son œuvre critique : celle dite du désir triangulaire.
« Amadis de Gaule fut le nord, l'étoile, le soleil des vaillants et amoureux chevaliers, et nous devons l'imiter, nous autres qui combattons sous la bannière de l'amour et de la chevalerie. ».
Cet extrait souligne le fait que Don Quichotte a renoncé, en faveur d'Amadis de Gaulle, aux prérogatives fondamentales de l'individu. Il ne choisit plus les objets de son désir, il va vers ceux que lui désigne celui qu'il considère comme le parangon de la chevalerie.
Pourtant le schéma habituel du désir romanesque est un lien direct du sujet à l'objet, symbolisé géométriquement par une ligne droite. Pour expliquer ce mouvement du sujet vers l'objet, on invoque généralement et pêle-mêle la passion, la psychologie particulière ou encore la liberté du héros ; son désir aurait surgi de lui sans aucune forme d'encouragement extérieur. La théorie de René Girard met fin à ces errances quant aux motivations des désirs des personnages de romans.
Pour Girard la ligne droite sujet / objet n'est pas la vérité du désir, au-dessus de ce couple il y a le médiateur. Et dans cette triple relation, la métaphore spatiale n'est bien entendu plus la ligne droite mais le triangle.
[...] Il peut être synonyme de romantique [au sens premier qu'en donne le Grand Robert = qui tient du roman par son caractère chimérique mais il peut signifier aussi la ruine de telles prétentions romantiques puisque certaines oeuvres disent la vérité du désir par la mise en évidence de son caractère triangulaire. Ainsi René Girard établit-il une distinction, il dresse une typologie : - Le terme romantique est utilisé pour les oeuvres qui reflètent la présence du médiateur sans toutefois la révéler. - Quant au terme romanesque, il le destine aux oeuvres où cette présence est proprement révélée. [...]
[...] Les deux hommes sont physiquement proches tout au long de l'histoire, cependant on n'a pas affaire à une médiation interne. La distance sociale et intellectuelle qui les sépare demeure infranchissable, et aucune rivalité n'est possible entre Sancho et Don Quichotte. Leurs désirs ne sont pas concurrents, Sancho convoite les restes de victuailles abandonnées sur les chemins quand son maître rêve d' amour et de chevalerie Ces deux types de médiation déterminent en grande partie la teneur des discours et des actions des personnages. [...]
[...] Le trait est si fort dans cette œuvre, le désir triangulaire si évident, que certains critiques parlent de bovarysme Jules de Gaultier a théorisé cette notion. Pour lui les personnages de Flaubert semblent obéir à la suggestion du milieu extérieur, à défaut d'une autosuggestion venue du dedans Tous les personnages se sont ainsi donné un modèle et imitent, ou croient imiter, les désirs de celui-ci. En effet l'imitation peut n'être pas fidèle, toutefois son caractère prétendu ne remet pas en cause la validité de l'analyse ni même la définition du désir triangulaire. [...]
[...] Cette scène cruciale qui marque l'entrée réelle dans l'inceste suit celle du bal médiocre chez Laure d'Aurigny où Renée avait pu être confrontée à sa rivale de modèle. Cette rivalité a déterminé sa conduite, le miroir ne venant que redoubler la confrontation au modèle jalousé en même temps que consacrer le caractère interne de la médiation et par là même la profondeur du désir triangulaire. Zola est grand utilisateur de telles situations, dans La Curée combien pourrions-nous en dénombrer ? [...]
[...] ( Ainsi un même personnage peut être à la fois sujet désirant et médiateur d'un autre triangle de désirs. La théorie de René Girard n'est pas fermée et permet d'analyser la quasi-totalité des situations romanesques rencontrées. Quoi qu'il en soit les effets du désir triangulaire sont toujours les mêmes, l'influence du médiateur qui rayonne sur le sujet et sur l'objet paralyse le jugement du personnage concerné, celui-ci abandonne ce que nous appelons plus communément aujourd'hui son libre-arbitre ( Cette caractéristique du sujet apathique nous permet d'entrer plus avant dans le vocabulaire spécifique de René Girard. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture