"Je voulais ce livre battant comme une porte", écrit André Breton à la fin de Nadja. Un livre où tout serait circulation entre un intérieur et un extérieur, entre une intériorité et une extériorité - voire entre deux intériorités, entre deux pièces, deux chambres, entre l'intérieur et l'autre intérieur - une oeuvre où l'écriture jouerait enfin son rôle véritable, en somme, qui ne serait pas de donner à voir, mais de rendre à la parole sa vocation d'ouverture. Cette vision de l'oeuvre qui engage une grande partie de la littérature du XXe siècle permet d'envisager les oeuvres plus anciennes sous un jour inhabituel, de leur donner un intérêt "moderne", contemporain.
C'est ce qu'explique Duchêne, quand il parle de la correspondance de Madame de Sévigné, qui est selon lui "en accord avec ce que nos contemporains attendent de la littérature: oeuvre ouverte, sans commencement ni fin, d'autant plus à l'image de la vie qu'elle en est le produit et en conserve l'irrégularité et l'opacité, mélange de tous les tons et de tous les styles dont les obscurités mêmes incitent à rechercher la troublante profondeur."
La correspondance de Madame de Sévigné semble particulièrement bien se prêter à une telle vision de l'oeuvre: elle s'inscrit dans le cours d'une vie, en conserve tous les aspects, puisqu'elle est le pur fruit des aléas de l'existence. Elle le fait de façon profondément ouverte, puisqu'elle s'ignore en tant qu'oeuvre possible, en tant que tout où l'on pourrait voir une cohérence: c'est l'écriture au fil de la vie, dont la clôture est impossible.
Mais ces textes n'ont pas été écrits pour nous. Ils ne nous sont pas destinés. Nous nous insinuons, comme par une sorte de viol, là où l'auteur refusait qu'on entre. Leur ouverture ne nous est pas ouverte. Elle ne concerne que Madame de Grignan et les "happy fews" qui recevaient des lettres de Madame de Sévigné, ou partageaient leur lecture. Comment pouvons-nous alors prendre la responsabilité du sens de cet ensemble de textes, comment pouvons-nous considérer comme une oeuvre ce qui n'a pas même été posé comme tel par son auteur, et qui n'aurait pas du être rendu public?
Il est vrai que la correspondance de Madame de Sévigné se montre comme espace ouvert, où le lecteur peut entrer, et même se promener, comme en une sorte de jardin littéraire.
Mais cette facilité d'accès se heurte, dès qu'on entre plus avant, à une sorte de négation de l'extérieur, comme le renfermement d'un monde sur lui-même, qui nous apparaît de plus en plus étranger au fil de notre lecture.
On comprend alors que c'est peut-être au lecteur de donner un sens et une présence à cette suite de texte qui n'est pas écrite pour lui, de trouver en cette discontinuité où l'étrangeté se fait radicale ce qui peut y faire oeuvre.
[...] Mais cette œuvre se caractérise par un esseulement de cette voix, qui finalement ne parait plus que parler pour elle-même, fantasmer pour elle- même, ne semblant plus exister dans le rapport de deux êtres mais dans un processus de création littéraire. * Un monde étrange, disions-nous, qui obéit à sa propre logique, ses propres lois, que bien souvent le lecteur ne comprend pas. Cette altérité radicale mise en oeuvre par l'écriture de Madame de Sévigné peut conduire à une sorte de solitude de l'oeuvre, dont la parole finit par ne plus s'adresser qu'à elle-même, et que le lecteur a beaucoup de difficultés à rendre intelligible. L'œuvre de Madame de Sévigné n'est pas ouverte, elle est fermée sur elle-même. [...]
[...] La lettre est donc ouverture à l'autre, en particulier lorsqu'elle est adressée à Madame de Grignan. En effet, Madame de Sévigné varie peut-être la forme, et même le contenu apparent de ses lettres, mais elles n'ont qu'une seule signification: "je pense à vous sans cesse". Même quand elle écrit à ses proches, elle ne parle que de sa fille. C'est la pensée continuelle, "tout tourne autour" de sa fille, et il s'agit de le montrer, plus ou moins explicitement. "Je suis quasi tous les jours occupée de vous". [...]
[...] Ce triple aspect est ce qui permet à Madame de Sévigné de prendre contact avec l'absent, de restaurer une présence, et de donner ainsi l'illusion d'une conversation orale. Et n'est-ce pas le propre de l'œuvre, de donner ainsi une illusion de présence? * Mais très vite, le lecteur, qui s'est insinué dans une correspondance qui ne lui est pas destinée, s'aperçoit que cette ouverture, paradoxalement, le rejette. En effet, la lettre est si centrée sur la relation entre l'épistolière et son (surtout sa) destinataire, qu'elle parait fermée à toute autre, et devient une négation de tout ce qui est extérieur à cette relation privilégiée. [...]
[...] D'autant que nous ne savons d'elle que ce qu'en dit sa mère, que nous n'avons que très peu de traces, dans ce texte, de ses écrits. Cette réinvention permanente de la réalité qui se voit aussi dans la façon vraiment "poétique" dont Madame de Sévigné imagine la Provence fait de sa correspondance une œuvre véritable. Le fantasme est multiple dans cette correspondance : il est celui de la restauration d'une présence, que l'on décèle dans toutes ces affectations d'oralité qui vont du "je veux causer avec vous" jusqu'à l'adoption d'un style vif et entraînant. [...]
[...] Si la lettre n'est pas ouverte, le lecteur ne la reçoit pas, et Madame de Sévigné en a une conscience aiguë. Cette ouverture de la forme qu'on trouve dans la lettre de Mme de Sévigné permet au lecteur contemporain d'y rencontrer de multiples intérêts. La diversité qu'elle implique donne au lecteur l'occasion de s'y plonger avec plusieurs objectifs, puisqu'il y trouvera des éléments historiques, psychologiques, humoristiques, stylistiques . De plus, cette ouverture apparaît en fait comme une ouverture à la diversité de la vie, s'en montre le fidèle reflet. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture