Dans quelle mesure ce jugement de Gaëtan Picon, in Lecture de Proust, éclaire-t-il votre lecture d'Albertine disparue ?
« Il est le premier qui ait affirmé en toute clarté et montré par l'exemple, que l'œuvre romanesque est une projection de l'univers intérieur du romancier, dans des situations et des personnages qui n'ont qu'une fonction et qu'un rang de médiateurs après tout révocables. « Comme brusquement on voit dans la lanterne magique une grande ombre qui devait être cachée, effacer la projection des personnages, et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l'opérateur… » L'ombre jusqu'alors dissimulée, le roman proustien l'éclaire. Il semble même qu'elle veuille suggérer qu'elle est la seule réalité. »
Ce jugement de Gaëtan Picon semble tout d'abord devoir être précisé, pour ne pas faire de contresens majeurs sur la lecture de l'œuvre proustienne. En effet, faire du roman proustien, le simple reflet de l'univers intérieur du romancier, peut apparaître trompeur en de nombreux sens. Albertine Disparue, comme en réalité la cathédrale de A la Recherche du Temps Perdu, a souvent été étudiée, et mise en rapport avec les expériences vécues par son auteur. Reprenant la théorie de Sainte-Beuve, de nombreux critiques se sont penchés sur l'autobiographie de Proust pour saisir selon un plan caché derrière cette œuvre, les clés de ses personnages et des situations présentées. Il serait vain de nier les ressemblances entre certains éléments de l'œuvre et la vie de son auteur : bien des épisodes de la vie sont passés dans l'œuvre. L'expérience enfin concrétisée après tant d'hésitations du voyage à Venise se retrouve dans sa vie comme un des éléments majeurs qui l'a profondément influencé. De même la ressemblance semble frappante entre le destin mondain de Marcel, le Narrateur d'Albertine disparue, (« Les relations mondaines ayant tenu jusqu'ici une place dans ma vie quotidienne ») et celui du romancier. C'est enfin dans le domaine littéraire que ces ressemblances sont les plus évidentes et en même temps les plus trompeuses : la publication inespérée de l'article du Narrateur dans le Figaro, rappelle les premiers articles de Marcel Proust dans sa carrière d'écrivain. Aussi Proust ne s'en cache pas et rappelle que ces ressemblances sont conscientes : « il est vrai que par excès de fatigue, pour des détails purement matériels, je me dispense d'inventer pour mon héros et prends des traits vrais de moi. » Cependant, si Proust affirme que ces comparaisons sont certes justifiées, il en nie pourtant l'importance, rappelant à tout moment que son œuvre comme toute autre, ne se limite pas aux faits qu'elle décrit : même une vie admirable ne peut faire à elle seule une œuvre digne de ce nom. Ces emprunts à la vie, ces vacances de l'invention pourraient être plus nombreux encore : la véritable création est ailleurs. Car au-delà de ces analogies qui semblent anodines au romancier, les différences entre ce Narrateur qui dit « je » et Proust sont essentielles et significatives, parce que quant à elles, réfléchies et recherchées. C'est en réalité comme le soulignait le Contre Sainte-Beuve, l'élimination des traits autobiographiques importants et l'accumulation de traits inventés qui semblent essentielles. Proust ne cessait de se distinguer du Narrateur : « Le Narrateur qui dit « je », et qui n'est pas toujours moi. » malgré ces ressemblances communes, car certaines « métamorphoses existent entre la vie d'un écrivain et son œuvre, entre la réalité et l'art… » Déniant l'existence de « clés du Narrateur », Proust souligne que sa vie n'est pas celle de l'œuvre : « un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vies.. » Il n'a pas quant à lui effectué un seul séjour à Venise mais plusieurs, et le voyage de sa vie concrète a été déformé, déplacé au sein même de l'œuvre après la mort d'Albertine, changeant ainsi de sens : la portée de cet événement n'est pas la même dans sa vie, que dans celle du Narrateur. De même, sa vocation d'écrivain a été permanente et la parution inattendue de l'article de Marcel dans le Figaro montre avec justesse un héros paresseux, doutant en permanence, à l'inverse du romancier, de sa vocation. « Ces pages […] étaient si faibles auprès de ma pensée […] que leur lecture était pour moi une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de mon impuissance et de mon manque incurable de talent. » Aussi rien ne reflète exactement sa vie. Le « je » de la narration correspond à un personnage infiniment plus complexe et plus vaste que celui de la biographie. Proust a toujours souligné sa volonté de ne pas apparaître dans son roman : cette hostilité mêle le refus de se livrer, même par fragments, la peur de rester à la surface des choses, la volonté de faire une œuvre construite. Le romancier tente ainsi de se distancier autant que possible de son œuvre et s'efforce de peindre du dehors, un spectacle lointain auquel il reste étranger tout au long du roman.
[...] Le Narrateur comprend l'importance de sa sensibilité, mais doit la remettre à une place qui lui permettra de devenir un créateur et de créer un réel qui lui sera propre en fonction des référents poétiques qui l'habitent. Profitant de cette souffrance qui avait disparue durant tout son voyage à Venise, par rapport à la disparition d'Albertine, le monde de l'art semble refonder son rapport au monde, pour lui permettre de passer de la souffrance et de l'angoisse au monde serein de la possession permanente d'une Albertine. [...]
[...] Tout ce qui nous semble impérissable tend à la destruction. Au-delà de cette mort des noms et donc des mots, c'est la renonciation à l'écriture et aux aspirations littéraires qui apparaît au sein de cette œuvre. Si l'article du Narrateur est enfin publié, il ne s'agit néanmoins que du reste d'une autre époque, celle où ce dernier croyait encore en sa vocation. La publication dans le Figaro est en ce sens inopinée, et le Narrateur constate définitivement au cours de sa promenade avec Gilberte, l'échec de sa vocation et de ses aspirations pour le monde des Lettres : Comment n'eusse-je pas éprouvé bien plus vivement encore que jadis du côté de Guermantes que jamais je ne serais capable d'écrire car c'est la beauté même du monde qui a disparu. [...]
[...] Aussi accède-t-on à une vision parcellaire des choses, des situations et des êtres. Le romancier a laissé au Narrateur le soin de découvrir progressivement par lui-même, par les seules ressources de son observation et de son intelligence la vérité même des personnages, leurs intentions les plus intimes, et l'analyse des moindres gestes des personnages, souligne le désir du Narrateur de vouloir percer, au-delà de la présence du comportement humain, la réalité de l'être sous-jacent. Les liens entre un être et nous n'existent que dans notre pensée L'homme est l'être qui ne peut sortir de soi ; qui ne connaît les autres qu'en soi, et en disant le contraire, ment. [...]
[...] Autrefois quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me semblait pas d'une essence particulière. Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le faisant[ ] Le Narrateur, plongé dans sa volonté de connaître qui était cette fameuse Albertine qu'il pensait posséder, sera tout au long de ses investigations d'autant plus touché par ses découvertes qu'il saisira par là même, qu'il ne l'a jamais possédée et que tout être reste perméable au désir d'autrui de pouvoir le connaître, même la femme aimée. [...]
[...] Mais pour raconter cette vie, qui est en soi-même, il est donc nécessaire de savoir sa propre vie, ses impressions véritables. Proust raconte donc la vocation d'un écrivain, mais la littérature n'est pas la vie de l'auteur uniquement mais celle de tous : La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature, cette vie qui, en un sens habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. [...]
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