Michel Leiris (1901- 1990) fut tout à la fois ethnographe, poète et autobiographe. Mais le grand public retient surtout de lui sa première autobiographie, L'âge d'homme (qui sera suivie par une autre beaucoup plus vaste, La règle du jeu, composée de quatre parties : Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frôle bruit). Dans cette première autobiographie atypique, Michel Leiris ne raconte pas sa vie de manière chronologique mais en étudie les thèmes récurrents comme on étudierait un tableau symbolique. Ce sont les figures archétypales qui hantent son imaginaire (Judith, Lucrèce) qui donnent à Michel Leiris les axes de ses chapitres. Le passage qui nous intéresse correspond à l'incipit de L'âge d'homme. Michel Leiris y brosse son portrait physique avec une minutie attentive, et dans une langue élégante, fidèle à la tradition classique. Cet autoportrait suscite pourtant chez le lecteur une sensation d'étrangeté, presque de malaise : l'image que l'auteur donne de lui-même est celle d'une créature bizarre, presque difforme.
Nous verrons dans un premier temps comment Michel Leiris, tout en respectant apparemment les normes de la description, suggère sa propre monstruosité ; puis nous nous intéresserons à la présence sous-jacente de la mort, qui mine secrètement cet incipit. Enfin, dans un troisième temps, nous examinerons les desseins apparents et secrets de cet autoportrait.
[...] Un autoportrait fragmentaire et désordonné L'impression diffuse de monstruosité qui émane de la description de Michel Leiris par lui-même est aussi due à des facteurs plus secrets. Ainsi, le fait que Leiris précise qu'il est né le 20 avril, donc aux confins de ces deux signes : le Bélier et le Taureau joue un rôle important, quoique imperceptible à première lecture, dans cette sensation qu'on pourrait qualifier de tératologique. En effet, les termes de Bélier et de Taureau ne peuvent pas ne pas évoquer les deux animaux de même nom dans l'imaginaire du lecteur, et cette évocation est renforcée par plusieurs références aux cheveux et aux poils cheveux calvitie «velues Tout ceci pousse le lecteur à reconnaître chez Leiris une certaine animalité velue. [...]
[...] L'autoportrait n'est pas pour Leiris une fin : c'est un moyen au service du Connais-toi toi-même. Michel de Montaigne voulait se montrer tel qu'il était ; Michel Leiris veut se comprendre tel qu'il est. La nuance est de taille : Leiris cherche à se connaître par le biais de l'écriture beaucoup plus qu'il ne se connaît déjà effectivement. Si ses propres caractéristiques physiques l'intéressent, et s'il s'étend ainsi sur leur analyse, ce n'est pas en raison d'un narcissisme inversé, mais bien plutôt parce qu'il y cherche des indices, voire des symptômes, de sa personnalité profonde. [...]
[...] Dans la nature, les monstres sont promis à une mort rapide : moutons à cinq pattes et agneaux à deux têtes ne survivent pas longtemps à leurs malformations. Dans cet autoportrait physique qui constitue l'incipit de son autobiographie, Michel Leiris apparaît comme obsédé par la mort. a. Une menaçante décrépitude Celle-ci est évoquée à demi-mot dès la première ligne : Je viens d'avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Ces trente-quatre ans de Leiris sont donc ceux qui lui restent à vivre avant de mourir tout autant que ceux qu'il a déjà vécus. [...]
[...] Ses majeurs incurvés doivent dit-il, dénoter quelque chose d'assez faible ou d'assez fuyant dans mon caractère Tel Champollion penché sur la pierre de rosette, Leiris se penche sur ses moindres traits physiques pour y lire le secret de sa personnalité. c. Se connaître : un impossible projet ? Michel Leiris met l'écriture de soi au service de la connaissance de soi, mais l'adage delphique lui est-il accessible ? . Rien n'est moins sûr. Le commentaire qu'il fait sur la courbure de ses doigts est à cet égard révélatrice : Mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d'assez faible ou d'assez fuyant dans mon caractère. [...]
[...] La crainte dont il est question ici est plus profonde que la coquetterie qu'avoue Leiris. L'auteur qualifie la calvitie de menaçante or cet adjectif peut être interprété de deux manières. On peut comprendre que la calvitie menace Leiris, c'est-à-dire que son crâne se dégarnit déjà ; on peut aussi lire que la calvitie est en elle-même une menace - celle de la vieillesse qui se rapproche inéluctablement. Ce que craint Leiris, c'est d'être défiguré par un crâne chauve, mais aussi d'être rejoint par la vieillesse, dont la calvitie est un symbole, vieillesse qui elle-même annonce la mort. [...]
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