S'il s'agit incontestablement d'un roman, l'Homme sans qualités est à ranger parmi les œuvres de littérature philosophique, dans lesquelles le récit, bien qu'essentiel en lui-même, est le support de réflexions philosophiques. Mais la limite n'est jamais claire entre les passages philosophiques et les passages narratifs : s'il existe un narrateur omniscient dans cette œuvre, il est souvent difficile de faire la part entre les réflexions de ce narrateur (qui n'est pas de surcroît forcément assimilable à l'auteur) et les réflexions qu'il place dans la parole ou la pensée de ses personnages. Dès lors, la frontière entre une partie du roman qui serait consacrée à la philosophie et une autre au récit est floue. Musil cherche à abolir ainsi le cloisonnement entre littérature et philosophie, comme Nietzsche, une de ses références récurrentes, le fit quelques années plus tôt. L'élévation de frontières artificielles entre disciplines pourtant proches et complémentaires insupporte Musil, et il n'aura de cesse de lutter contre le clivage littérature/philosophie dans son roman. On retrouve cette manière de penser au cours du roman, appliquée à d'autres clivages disciplinaires.
[...] L'action Ulrich, l'homme sans qualités L'action de ce premier tome se déroule intégralement dans la Vienne impériale, au seuil de la Grande guerre. En 1913, Ulrich, celui que Musil appelle l'Homme sans qualités, est un homme âgé de 32 ans, beau, athlétique, intelligent, cultivé, issu d'une famille bourgeoise et fils d'un grand juriste de la ville. Après s'être essayé à plusieurs carrières, pour devenir un grand homme celle des armes et celle d'ingénieur -un parcours initiatique qui n'est pas sans rappeler le trajet de jeunesse des héros stendhaliens-, il finit par choisir une carrière mathématique. [...]
[...] Il la quitte, mais elle le garde, et souhaite intégrer l'Action parallèle. - L'affaire Moosbrugger Enfin, en toile de fond de l'action du roman, et a priori de façon dissociée, le narrateur se focalise régulièrement sur un violeur en série, Moosbrugger, condamné par la justice à la peine capitale. C'est l'occasion pour Musil de se plonger dans le cerveau de cet homme qui n'est ni fou ni sain, sur lequel psychiatres et juristes ne peuvent s'accorder. Dans les derniers chapitres du roman, marqués par l'irruption d'un comique et candide général désireux de comprendre l'esprit civil ce dans quoi il échouera rapidement, l'Action parallèle est confrontée à des émeutes qui la contestent. [...]
[...] Mais, en réalité, l'évolution de ceux-ci au cours du roman, ainsi que notre plongée dans l'intimité de leur moi que permet la narration omnisciente de Musil, nous révèle que tous, à l'exception peut-être du compte Leinsdorf (qui symbolise cette vieille Autriche aristocratique agonisante et que la guerre balaiera avec ses certitudes), sont le siège de déchirements internes, de contradictions incessantes avec eux-mêmes. Ils passent tous par des phases de remise en question de ce qu'ils pensent être. Ils apparaissent comme en quête permanente de l'unité de leur moi, de ce qu'ils sont véritablement au fond d'eux. Et cette quête passe par leur contact avec les autres. [...]
[...] Et il en sera de même par la suite, de plus en plus. Tout le tome 1 décrit le délitement progressif de cette action parallèle. L'appartement de Diotime devient rapidement une foire, où grouillent nuit et jour toutes sortes de beaux esprits viennois. Ceux-ci sont là dans la perspective de fonder un élan commun, une sorte de synthèse de l'esprit qui portera haut les couleurs de l'Autriche. Mais en réalité, s'ils déploient une intense activité, ils ne s'entendent jamais. Ils multiplient les débats d'idées dont rien ne se dégage : tous sont là pour défendre leur propre idéal, mais aucun idéal commun n'arrive à se dégager pour créer une dynamique collective. [...]
[...] Avec les indépassables contradictions entre personnes auxquelles s'ajoutent les non moins prégnantes contradictions internes chez les différents personnages, l'impossibilité pour les hommes de se saisir de l'histoire et de l'écrire apparaît alors avec éclat dans l'esprit d'Ulrich. Car de tout ça ne peut se dégager une synthèse, ce qu'Ulrich déplore. Les sentiments prennent le dessus sur l'intellect Dès lors l'Action parallèle s'enlise progressivement, part dans tous les sens. À tel point que ce qui devait être une entreprise hautement spirituelle et intellectuelle est rattrapé et miné par les sentiments les plus humains, les plus charnels aussi. [...]
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