Pascal, dans ses Pensées nous a fait remarquer que la passion peut livrer un individu à l'aveuglement et à ses propres contradictions. En effet, son désir le projette hors de lui-même, il est dépossédé de son être : « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être ». Les passions sont, pour Pascal, la « marque du néant de notre propre être », elles nous possèdent et nous dépossèdent de notre être. Or, la question de la passion, si elle a traversé les siècles, a eu un rôle tout à fait particulier au XVIIIème : Kant, par exemple, définit la passion comme « l'inclination qui interdit à la raison de la comparer, dans l'optique d'un certain choix, avec la somme de toutes les inclinations », les passions impliquent selon lui, un « principe de fidélité » qui empêche tout à fait la raison de s'opposer à elles. Se pose donc au XVIIIème siècle le problème de la contradiction entre raison et passion. C'est alors que L'abbé Prévost, déjà connu pour Manon Lescaut, œuvre qui retrace elle aussi l'histoire d'une folle passion, fait paraître en 1740, Histoire d'une Grecque moderne, roman qui doit à l'époque son succès au fait d'être inspiré des aventures de Ferriol, célèbre ambassadeur de France à Constantinople. Le narrateur s'emploie à faire le récit de sa passion pour une jeune Grecque qu'il a libérée d'un sérail qui résiste à cet amour et il engage le lecteur à juger de la sincérité de cette femme. Or, pour Pierre Saint-Amant, « Le roman du XVIIIème siècle est superstitieux, disons-le encore. Il est l'inconscient, le palimpseste de toutes les philosophies athées de ce siècle plein de raison. La séduction y règne comme on le sait, mais comme un avatar de peurs archaïques. La relation de séduction, comme il serait préférable de le dire, n'a pas un aspect ludique. Sa discipline est la fascination. » Il semblerait donc que le roman de Prévost soit concerné par ces affirmations puisqu'il met en scène un homme aveuglé par sa passion au point d'en perdre la raison. Cependant, pour traiter ce thème si sérieux auquel de nombreux philosophes se sont intéressés, Prévost choisit le genre romanesque, ce qui peut paraître étonnant, si l'on sait combien le roman pouvait être critiqué pour son apparente légèreté à cette époque. Ce qui peut nous amener à nous interroger : Comment Prévost réussit-il, en utilisant tous les aspects de l'idée de séduction à travers le choix d'un genre apparemment ludique, à nous montrer les peurs, les ambivalences propres à son époque entre superstition et athéisme et entre raison et passion ? Comment peut-il traiter un sujet tout à fait rationnel à travers un genre ludique et un point de vue tout à fait subjectif et passionné ?
Nous nous attacherons donc à étudier les différents aspects de la séduction traités par Prévost dans une habile mise en abîme. Nous verrons comment le choix du genre romanesque, genre ludique selon l'opinion commune a pu être utilisé pour charmer le lecteur par son sujet et sa rationalité. Puis comment Théophée, incarnation même de la passion charnelle, peut aussi représenter l'opinion rationnelle que Prévost se fait de la condition féminine. Enfin, nous verrons que Prévost a pu, grâce au choix du genre romanesque, faire intervenir directement un narrateur totalement possédé par la passion, possession qui sera ressentie par le lecteur au fil de l'œuvre et l'amènera à comparer l'évolution des deux personnages principaux.
[...] Elle exerce une véritable fascination sur les hommes puisqu'ils ne peuvent lui résister, son regard semble les paralyser. Ainsi, la peur de l'autre et de la sexualité prenant le pas sur la raison, s'incarnent dans le personnage de Théophée et l'auteur réussit à traiter cette peur presque irrationnelle tout à fait habilement et logiquement dans son roman. Mais ce qui fait l'aspect sérieux et rationnel du texte de Prévost n'est pas tant son évocation de peurs archaïques que sa démonstration de la perversion qu'a subie Théophée en étant élevée dans la seule optique de la satisfaction des désirs masculins. [...]
[...] Le choix des termes obscur et incertain montre bien la volonté du narrateur d'inciter son lecteur à douter de Théophée presque sans raison. Mais la manœuvre est si claire et le point de vue offert par le narrateur si restreint que le lecteur se retrouve incapable de démêler le mystère qui entoure Théophée ; il ne peut que s'interroger sur la fiabilité des propos du narrateur. Le lecteur est donc amené lui aussi à passer de la passion, c'est-à-dire du partage des sentiments du narrateur pour aller vers la raison, la réflexion plus large sur l'éducation des femmes et les peurs archaïques propres au XVIIIème siècle. [...]
[...] Comment peut-il traiter un sujet tout à fait rationnel à travers un genre ludique et un point de vue tout à fait subjectif et passionné ? Nous nous attacherons donc à étudier les différents aspects de la séduction traités par Prévost dans une habile mise en abîme. Nous verrons comment le choix du genre romanesque, genre ludique selon l'opinion commune a pu être utilisé pour charmer le lecteur par son sujet et sa rationalité. Puis comment Théophée, incarnation même de la passion charnelle, peut aussi représenter l'opinion rationnelle que Prévost se fait de la condition féminine. [...]
[...] On peut donc constater dans ce roman une forte critique de la société occidentale par le biais de l'ironie mais aussi et surtout, de l'éducation des femmes en général. Théophée, on l'a dit, a grandi dans l'ignorance totale de toute idée de Bien et de Mal. Les termes de hasard de sort et de fortune omniprésents au fil du roman montrent bien combien la jeune femme est peu maîtresse d'elle-même. Ces termes interviennent aussi pour montrer que les hommes ont toujours décidé de son destin, ce que l'on voit page 63 dans les propos du narrateur : Je la trouvois assez aimable pour mériter que je prisse soin de sa fortune. [...]
[...] Il apparaît donc que le roman est un genre très critiqué, assez ludique et on peut s'interroger sur sa capacité à traiter un sujet philosophique tel que la contradiction entre passion et raison. Mais le roman de Prévost est-il simplement un récit tendancieux ? Le genre romanesque se fonde donc aussi sur l'idée d'illusion : si les lecteurs de l'époque ont cherché à démêler le vrai du faux, l'inspiration réaliste et les effets de réel, c'est bien parce que l'auteur a su jouer de l'ambiguïté du genre. Le roman, inspiré de l'épopée, a évolué vers un mélange d'intervention de merveilleux et d'effet de réel. [...]
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