Le vieil homme et la mer d'Ernest Hemingway regorge de symboles. Selon l'angle d'interprétation, certains ont pu y voir une allégorie chrétienne, une parabole nietzschéenne du dépassement, ou même le rêve freudien d'une transgression œdipienne. Néanmoins, Hemingway affirme dans une entrevue accordée au magazine Life qui a publié intégralement Le vieil homme et la mer en 1952 :
“There isn't any symbolism. The sea is the sea. The old man is an old man. The boy is a boy and the fish is a fish. The sharks are all sharks no better and no worse. All the symbolism that people say is shit.”
Suivant la mise en garde de l'auteur, plusieurs lisent Le vieil homme et la mer comme le simple récit réaliste du triomphe d'un homme face à l'absurdité. Mais l'auteur espagnol Jorge Semprun se montre plus éclairant :
« C'est la confession d'un écrivain vieillissant (…) qui analyse, dans l'opacité d'une conscience qui se tend à elle-même le double piège de l'allégorie et du réalisme, les problèmes de son travail créateur. »
Indéniablement, le roman mêle réalisme et symboles, description naïve et références littéraires et mythiques. En identifiant l'auteur au vieux pêcheur Santiago et l'échec pressenti de l'un à celui concrétisé de l'autre, Semprun demeure pourtant dans l'interprétation allégorique. Une telle lecture occulte d'ailleurs l'unité fondamentale du texte que suggère même le titre. Plutôt que de contenir une « multiplicité inorganique de significations possibles », est-il possible que l'œuvre de Hemingway forme un tout cohérent, et ce, non pas en dépit mais bien en raison de la pluralité d'interprétations contradictoires auxquelles elle a donné lieu? Et sous l'angle d'une telle critique, le pêcheur Santiago n'offre-t-il pas, dans le conflit intérieur qui l'habite, dans la lutte acharnée qui l'oppose à l'espadon, dans la guerre sans merci qu'il livre aux requins qui menacent sa prise, le reflet de la pensée d'Héraclite l'Obscur?
Unité dynamique des opposés
Des différentes thèses que l'on peut isoler des fragments de l'œuvre d'Héraclite, les plus importantes se rapportent à une idée centrale : l'unité dynamique des opposés. Cette unité s'exprime dans la tension interne des choses : c'est la guerre, coexistence conflictuelle des contraires et condition nécessaire de tout ce qui est. « Il faut savoir que la guerre est commune et que le droit est conflit et que toutes choses adviennent par le conflit et la nécessité. » L'être humain doit tenter de saisir cette cohérence profonde des choses qu'Héraclite nomme Logos . Parce que Logos en Grec ancien désigne simultanément la parole, l'explication donnée par cette parole et la raison dont cette parole est l'expression, Héraclite prend soin de distinguer son témoignage et le « Logos » que ce témoignage révèle : « Si ce n'est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir que toutes choses sont Un. »
De cette unité fondamentale des opposés qu'est le Logos, Héraclite donne plusieurs exemples. « La mer, eau la plus pure et la plus souillée; pour les poissons potable et salutaire, pour les hommes non potable et mortelle. » Santiago affirme lui aussi les propriétés contradictoires d'un même sujet : l'océan, beau, gentil, est aussi « terriblement brutal ». Les contradictions sont si inhérentes au sujet qu'il est à la fois féminin et masculin, la mar et el mar. Il en va de même pour la méduse, sans danger pour les poissons mais poison pour l'homme; comme pour le requin, méchant, fort et malin, mais aussi beau, noble et sans peur.
[...] L'identification est telle que le pêcheur a l'impression, lorsque sa prise est attaquée par les requins, d'être dévoré lui-même À la vue des requins, l'exclamation du pêcheur est une de celles qui vous échappent quand un clou vous traverse la main et s'enfonce dans le bois Entrant dans le port, il transporte le mat sur son épaule, tombe et se relève plusieurs fois, atteint son lit où il s'endort les bras en croix. L'attitude de Santiago face à l'espadon renvoie à ces allusions transparentes à la crucifixion de celui qui enjoignait d'aimer ses ennemis. À de telles références bibliques s'ajoutent aussi quelques résonances homériques. Le grand DiMaggio à l'automne de sa carrière comme le vieux pêcheur qui évoque le joueur de baseball comme un guide moral est bien cet Achille des temps modernes qui accomplit ses exploits malgré un effritement de l'os du talon. [...]
[...] Plutôt que de contenir une multiplicité inorganique de significations possibles est-il possible que l'œuvre de Hemingway forme un tout cohérent, et ce, non pas en dépit mais bien en raison de la pluralité d'interprétations contradictoires auxquelles elle a donné lieu ? Et sous l'angle d'une telle critique, le pêcheur Santiago n'offre-t-il pas, dans le conflit intérieur qui l'habite, dans la lutte acharnée qui l'oppose à l'espadon, dans la guerre sans merci qu'il livre aux requins qui menacent sa prise, le reflet de la pensée d'Héraclite l'Obscur ? Unité dynamique des opposés Des différentes thèses que l'on peut isoler des fragments de l'œuvre d'Héraclite, les plus importantes se rapportent à une idée centrale : l'unité dynamique des opposés. [...]
[...] D'où il conclut que l'espadon faisait route vers le nord-est. le ton appelle aussi une lecture métaphysique : il était au-delà de tout Une telle superposition d'intonations discordantes ne suscite pas une ambiguïté de sens pour autant. Conjuguée à la profusion de références de Melville à Homère et de Baudelaire à l'Évangile cette superposition provoque une tension dynamique au plan formel qui renvoie au combat physique de Santiago avec l'océan comme à son conflit intérieur. C'est effectivement à tort qu'on nomme différemment chaque opposition, puisque l'élément qui leur est commun reste inchangé. [...]
[...] La question se pose, dans Le vieil homme et la mer comme dans la pensée d'Héraclite, à savoir comment une telle unité qui prend la forme du conflit peut déboucher sur un horizon moral. En effet, si la tension dynamique au plan formel reflète le duel de trois jours entre le pêcheur et sa prise, ce duel miroite à son tour le conflit intérieur du vieil homme à la recherche d'un critère moral. Santiago, seul en mer, cherche en lui même ce critère, comme Héraclite qui amende le précepte delphique : J'étais le propre objet de mon étude.[12] De la critique héraclitéenne des hommes incapables de comprendre la vraie nature du Logos, ceux par qui nous sont parvenus ses fragments ont déduit un caractère solitaire et misanthrope. [...]
[...] Les deux solitudes renvoient néanmoins à une identification analogue à l'ordre universel. Car Santiago n'est pas, comme l'écrit Semprun, en déréliction : c'est toute l'unité du cosmos qui emprunte la voix du pêcheur lorsque l'océan lui renvoie l'écho de ses soliloques. Et par delà l'océan dans lequel se mire l'âme humaine, les plages d'Afrique où courent les lions des rêves du vieux représentent facilement cette structure invisible et inaccessible des choses qui se trouve par-delà (ou en deçà) des limites introuvables de l'âme et du Logos. [...]
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