À la manière du Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen ou de la Mère Courage de Brecht, le Grand Cahier brosse en une suite d'épisodes, un tableau tranquillement horrible de la guerre et du totalitarisme vus à travers les yeux naïfs - du moins au début - des deux protagonistes-narrateurs.
Placés au cœur d'un pays en guerre, ils semblent paradoxalement écartés de toute considération politique, ou conviction personnelle sur les évènements qui se déroulent et se contentent d'en rapporter les faits. Et c'est de cette situation que naît la particularité du récit, qui place ses personnages dans un espace non caractérisé, en les faisant découvrir et appréhender différents lieux au fur et à mesure du livre, avec une perspective de nouveauté à chaque fois et les regarde évoluer au contact de ces lieux. Ces lieux sont singuliers et semblent exister les uns à côté des autres, pour former un espace plus large, dans lequel les jumeaux vont évoluer pour passer d'un lieu à l'autre.
Dès lors on pourra s'interroger sur le rôle du traitement des lieux et de l'espace dans l'œuvre d'Agota Kristof.
[...] La dimension autobiographique de l'œuvre et l'implicite des descriptions, confère au récit sa puissance d'impact sur le lecteur, en cadrant le récit dans un espace -et un temps- des plus perturbés de l'Histoire, sans tomber dans la facilité, par une retranscription particulière du lieu de l'écriture: le Grand Cahier. Le traitement des lieux de la fiction participe donc à la dramaturgie, et contribue pleinement au sens de l'œuvre. Dans son rapport de conférence, J. Ducos cite un de ses confrères, B. Louichon à propos de la trilogie d'Agota Kristof et j'ai trouvé l'idée intéressante pour conclure: Agota Kristof montre comment le lecteur peut aboutir à des interprétations très différentes selon qu'il lit chaque roman séparément ou l'ensemble. [...]
[...] S'ils écrivent séparément leurs textes, les deux frères obéissent aux mêmes règles et maintiennent toujours leurs voix confondues. L'acte narratif est symbiotique; les je constamment jumelés«. Cependant, les éléments autobiographiques sont là, dès lors, une autre question se soulève : pourquoi des jumeaux? J'ai pensé à un dédoublement de sa personne, pas psychologique, mais par un transfert de la douleur mentale sur le corps, un dédoublement physique : une forme de symbolisme mimétique : une partie d'elle est à l'étranger, une autre est restée là-bas, et chaque partie souffre de la situation de l'autre. [...]
[...] Les êtres se lient ici dans leur rapport à l'espace. Les militaires sont appelés officiers étrangers leur nationalité n'est pas explicitée, tout comme celles des libérateurs d'ailleurs, mais ils sont définis par leur non-appartenance à l'espace des jumeaux, et donc comme autres. Joëlle Ducos explique aussi que : La frontière s'impose comme signe marqué concrètement par le paysage, mais elle est aussi chargée symboliquement: passer la frontière, c'est parfois une transgression qui, bien au-delà d'un signe politique, peut être morale ou religieuse. [...]
[...] L'exemple de la description du camp abandonné à la fin du récit est frappant. Le lecteur apprend au cours du livre l'existence de ce camp, puis le chapitre intitulé Le Troupeau humain finit de confirmer ses doutes; mais le paroxysme en réside dans la description finale, avec le spectacle traumatisant des charniers, plus l'odeur décrite p144 nous vomissons : l'impression se ressent sur le corps, à défaut de pouvoir être exprimée. Description faite du charnier est factuelle, ce qui en ôte toute subjectivité et prise de position sur le spectacle décrit et rend l'effet d'autant plus fort. [...]
[...] Leurs besoins sont donc essentiellement corporels. Ils vont donc se rendre chez le cordonnier, qui va leur faire cadeau de plusieurs paires, ce qui résout considérablement le problème matériel du vestimentaire, surtout pendant l'hiver, où leurs déplacements à l'extérieur, se trouvaient réduits à cause du froid. Ils se rendent aussi à la cure sur l'invitation de la servante du curé de les laver eux ainsi que leurs affaires: c'est un détail qui les préoccupait: la mauvaise hygiène étant une cause de dégradation du corps, leur principal outil de travail. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture