Depuis quinze ans, les personnages de Régis Jauffret hantent le roman français entre folie noire et poésie. Un journaliste raconte, après l'avoir interviewé chez lui : « Dans le salon presque nu de son appartement parisien, sur un Post-it collé au-dessus de l'ordinateur, ces mots tracés d'une main d'enfant : Papa, je t'aime. N'importe où ailleurs, la chose semblerait banale. Chez Régis Jauffret, elle surprend : à travers les huit romans qu'il a publiés, cet auteur n'a fait que décrire les univers bouchés de la vie familiale et conjugale, les univers glauquissimes de personnages en proie à la folie, les mondes intérieurs délirants d'où toute lueur d'espoir est bannie. »
Dans Fragments de la vie des gens, publié en 2001, Régis Jauffret demeure pareil à lui-même en peignant cette galerie de portraits aussi surprenants qu'ordinaires. Pour mieux vous faire appréhender la combinaison du roman, je présenterai en première partie l'œuvre et son auteur ; ensuite, j'essaierai d'établir quelques données concernant le style de l'œuvre (atmosphère, écriture, …) ; et pour finir je ferai un bilan sur les intérêts qu'apporte ce roman à la littérature, au lecteur, et aussi ce qu'il m'a apporté, à moi.
[...] J'ai d'ailleurs eu du mal à comprendre que les gens changent à chaque chapitre. Tout cela est dû à l'aspect anonyme des personnages (si l'auteur ne précise pas, le lecteur croit que le elle du chapitre précédent est le même elle que dans le chapitre présent), et aussi à un début in medias res Pour vous donner un aperçu de cette nausée omniprésente au début, je vais vous lire un des passages qui m'a laissée le plus mal à l'aise : p. [...]
[...] Alors ils s'enfuient. Cela peut les prendre n'importe où, n'importe quand, sur la pointe des pieds ou dans un grand fracas. Régis Jauffret dit d'ailleurs à ce sujet qu'« aucun de [s]es personnages ne peut rester en place, malgré son enfermement et sa solitude. Ils ont besoin de fuir en permanence, même quand ils sont physiquement plongés dans l'immobilité. C'est d'ailleurs sans doute le seul trait commun réel que je partage avec eux. [ ] La fuite n'est pas réellement possible. [...]
[...] Il a un accident mortel, sa femme est soulagée. Cinquième chapitre : une femme qui souffre d'ennui et qui n'ose pas en parler. Chapitre six : une femme qui vit près d'un homme qui ne la désire plus. Régis Jauffret nous donne à voir ici une interminable galerie de portraits dans cet univers bourgeois : folie, désespoir, frustration, méchanceté Certains déserteurs de leur vie familiale se retrouvent parmi les clochards. Pour ces gens la vie n'est pas une fête, si ce n'est au moment où l'on se sent assez sûr de soi pour y mettre un terme, telle cette fille de quinze ans qui se tire dans la bouche un coup de fusil après un petit dîner solitaire au champagne. [...]
[...] Si la France a eu de grands auteurs comme Proust et Céline ,il me semble que bien peu d'auteurs aujourd'hui se montrent dignes de cet héritage. La plupart se sont enfermés dans une sorte de pesanteur où l'esprit de sérieux l'emporte généralement sur celui de légèreté. Le fait est que la littérature française n'est pas à la pointe de l'humour. Hormis peut-être quelqu'un comme Michel Houllebecq. [ ] Dans l'œuvre de Thomas Bernhard, on a justement affaire à un alliage efficace entre humour et gravité. C'est bien pourquoi je me sens très proche de lui. [...]
[...] La peinture de la paresse la plus crasse, de la sécheresse la plus avide, du désespoir le plus noir, l'égoïsme le plus dur, de la solitude la plus effrayante, peut avoir un effet positif. Le résultat de cette tragédie aux cinquante-sept actes rappelle donc la mission confiée autrefois au théâtre pour réformer les mœurs. Loin de sortir abattu de cet enfer, avec sa population vautrée, (je parle au nom des rares gens qui parviennent à aller au-delà des dix premiers chapitres) on se sent résolu à rester debout, vaillant, résistant, en essayant d'aimer vraiment, avec générosité. Il faut oser aller jusqu'au bout du livre pour en tirer des leçons. [...]
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