Ulysse finit seul son odyssée. Alors que L'Iliade glorifiait une collectivité de valeureux guerriers, L'Odyssée est le récit d'un survivant solitaire, le récit d'un homme d'exception qui a réussi à survivre dans les endroits les plus reculés, les plus dangereux, les plus barbares du monde, et à revenir sur la terre grecque, sa terre.
Le récit mythique de L'Odyssée constitue ainsi une source très intéressante d'analyse de la conception de l'étranger en Grèce. Car l'étranger y est la figure phare, et présente l'intérêt d'adopter plusieurs formes. Le périple d'Ulysse nous fait tout d'abord rencontrer un nombre impressionnant de barbares, d'étrangers au monde grec : Cicones, Lotophages et Lestrygons pour ne citer qu'eux. Mais le récit d'Homère fait surtout la peinture d'un personnage bien ambivalent qui par sa ruse, par ses exploits, par ceux qu'il a côtoyés - dieux, hommes, mi-hommes mi-dieux, morts… - apparaît rapidement comme hors norme, comme un être exceptionnel parmi les Grecs, exception qui le rend peu à peu étranger aux autres Grecs : Ulysse lui-même. Il nous est ainsi apparu que la figure de l'étranger la plus intéressante à analyser dans l'Odyssée était bien celle d'Ulysse, car Ulysse ne naît pas étranger, il le devient. C'est sur cette évolution que s'est concentré tout notre intérêt.
Nous sommes alors partis de la problématique générale suivante : au vu du récit d'Homère, comment le personnage de l'étranger s'élabore-t-il ? Notre analyse s'est alors penchée plus précisément sur les points suivants : quelle influence la rencontre avec tous ces étrangers aura-t-elle sur Ulysse ? Comment va-t-il alors assumer son identité grecque durant tout son voyage et à son retour ?
[...] Ils n'ont plus qu'un désir, demeurer dans ce pays merveilleux. C'est le même principe qui apparaît dans le sortilège lancé par Circé. Il s'agit, en transformant tous les visiteurs en animaux, de leur ôter leur conscience d'être humain. Dès lors, ils ne se souviennent plus de leur origine, ni de leur famille et perdent par conséquent le désir du retour à Ithaque. Outre ce risque d'une assimilation subie involontairement, il existe un risque d'assimilation progressive, liée à la douceur d'un amour partagé, ou à la bienveillance des hôtes. [...]
[...] Le paradoxe est que Médée, qui cherche à travers Jason une attache, un lien stable qui lui donnerait une identité, est en partie la cause de son propre statut d'étrangère. Tout d'abord elle tue son frère en s'enfuyant de Colchide ce qui coupe tout lien avec sa patrie d'origine, où on peut supposer qu'elle ne se sentait pas complètement chez elle puisqu'elle s'est enfuit avec Jason. Elle est ensuite considérée comme une étrangère en Grèce, quelle que soit la cité, car elle est vue comme une barbare. En effet elle vient d'une contrée étrange, la Colchide. et ce qui accentue son étrangeté : elle est magicienne. [...]
[...] On peut symboliquement lire dans l'aveuglement d'Ulysse une impasse définitive qui l'empêchera de retrouver sa place parmi les siens, de retrouver les codes et coutumes d'Ithaque. Lorsque Ulysse revient à Itaque, cela fait vingt ans qu'il est parti. Les années et les épreuves l'ont transformé ; il sait qu'il ne sera pas immédiatement reconnu. De plus il ne connaît pas la situation sur l'île. Il décide donc de ne pas révéler son identité. Après s'être fait reconnaître par son fidèle porcher Eumée et son fils Télémaque, il gagne le palais, déguisé en mendiant. Ce déguisement est peut-être à lui seul la métaphore de l'étranger. [...]
[...] A Athènes, les archers scythes parlaient grec avec un fort accent et sans respecter la syntaxe, un dialecte douteux et peu correct, dont se moquaient les athéniens comme le montrent les pièces d'Aristophane. Le bilinguisme est une rareté dans le monde grec. On recourait aux services d'un interprète : un barbare hellénisé. Le critère politique garde néanmoins son importance. De nombreux récits nous sont parvenus d'ambassadeurs grecs refusant au nom de leur dignité d'homme libre de se prosterner devant un roi barbare. Dans la mémoire collective, les guerres médiques sont considérées comme la lutte entre hommes libres et esclaves. Enfin, la cité grecque distingue l'étranger de passage de l'étranger résidant. [...]
[...] 81-83) C'est bien la nostalgie qui envahit Ulysse. Or Jankélévitch définit ainsi la nostalgie : La forme élémentaire de la nostalgie, à la fois la plus simple et la plus optimiste, est celle où le retour est capable de compenser exhaustivement l'aller. Au degré zéro de la nostalgie le rapatriement annulerait sans reste (restlos) l'expatriement, comme le débarquement d'Ulysse à Ithaque annule, dix ans après, l'embarquement Mais le temps est irréversible. C'est bien ce qu'Ulysse semble avoir oublié. Preuve en est une fois de plus la structure-même de L'Odyssée : le récit n'y est pas chronologique, car il suit les errances de la mémoire d'Ulysse ; le temps est ainsi faussé par Ulysse, noyé dans sa nostalgie. [...]
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