Dans un article sur « l'âme et le corps » dans l'Energie spirituelle, Bergson fait une courte digression et écrit ceci : « En réalité, l'art de l'écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots. » Pour ce philosophe, l'esprit peut « déborder » en quelque sorte les limites du corps, « rayonner » au-delà de frontières matérielles, tout comme la littérature peut « dépasser » le cadre des mots, des contraintes techniques qui en règlent l'ordre. Ainsi, lorsque l'on sait que la littérature était à ses origines un art de la parole, notamment la poésie qui a longtemps été dite dans l'intimité d'une assemblée réduite, on peut se demander si les mots ne sont pas « dépassés » par leurs sonorités, par les sons qui sont émis et entendus et qui transmettent à la fois un sens et une mélodie. C'est ce que semble penser Paul Valéry, pour qui la poésie et la littérature plus généralement ont perdu ce « quelque chose » lors de leur évolution vers une transcription écrite, vers une lecture des yeux plus confidentielle :
« Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature…
Un jour vint où l'on sut lire des yeux, sans épeler, sans entendre et la littérature en fut altérée…
Evolution de l'articulé à l'effleuré – du rythmé et enchaîné à l'instantané – de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œil rapide, avide, libre sur la page. »
Valéry utilise ici la répétition qui est de l'ordre de la littérature orale, le passage à la ligne et les points de suspensions marquant le silence de l'écrit et un certain art oratoire par l'emploi de la phrase nominale ; il nous montre ainsi plusieurs caractéristiques de la littérature qu'il semble pourtant vouloir opposer. Or, c'est au XIXème siècle que furent publiés les premiers recueils de poèmes, qui rassemblaient par écrit des productions choisies par leur auteur qui attribuait à l'ensemble un titre chargé de s'accorder à toutes, tel que Fêtes Galantes et Romances sans Paroles de Paul Verlaine. Ce dernier est par ailleurs très connu pour avoir voulu faire de son art « de la musique avant toute chose », ce qui pourrait être pour lui une manière de concilier les différents aspects de la poésie évoqués par Valéry, et ce qui pourrait nous amener à nous interroger : Comment ce poète, qui a choisi de publier ses poèmes dans plusieurs recueils, a-t-il réussit à mêler les dimensions orale et écrite de la poésie pour dépasser le cadre des mots par la musique ? Comment a-t-il pu faire entendre un texte en musique et dans quelle mesure peut-on dire qu'il a ainsi participé à l'« évolution » de la poésie ?
Pour répondre à ce problème, nous adopterons une démarche synthétique autour de ce terme d'« évolution » employé par Paul Valéry et de celui de musicalité. Nous verrons que Verlaine s'inspire de l'histoire de la poésie française et de ses modifications récentes pour construire du sens à partir des mots et de leur mélodie. Mais il ajoute à la suite de ces évolutions ses propres innovations : il choisir de laisser le son effacer la parole et son message et finit par montrer qu'une évolution peut-être à la fois infinie et « éternel retour » lorsque les sonorités parviennent à souligner un message.
[...] Cet ennéasyllabe comporte une diérèse sur ariette (mot qui est d'ailleurs placé en rejet) et ses coupes irrégulières sont ponctuées par des points d'exclamation, ce qui lui donne une forme tout à fait singulière. On peut donc dire que Verlaine cherche à stimuler la sensibilité de ses lecteurs en introduisant des discordances. Le terme de sensible employé par J.P. Richard, est ici particulièrement intéressant puisqu'il s'agit, pour Verlaine, de redonner du sens à son message qui invite à retrouver de la beauté même dans les déchirures les plus profondes. [...]
[...] Un recueil est un ensemble de productions parfois assez variées, de fragments, reflétant les ambitions littéraires de l'auteur en même temps que son état d'esprit à un moment précis. Nous sommes ici en présence de petites touches, de petites notes qui créent chez les impressionnistes un tableau et chez Verlaine, une mélodie d'ensemble, un air particulier. Si l'on a pu qualifier l'œuvre de Verlaine de flou c'est bien parce que, comme l'œil y voit instantanément s'y mêler le vers et la prose, l'oreille en perçoit un air, une romance à fredonner, une impression vague. [...]
[...] Fêtes galantes (1869) et Romances sans paroles (1874) de Paul Verlaine Dans un article sur l'âme et le corps dans l'Energie spirituelle, Bergson fait une courte digression et écrit ceci : En réalité, l'art de l'écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots. Pour ce philosophe, l'esprit peut déborder en quelque sorte les limites du corps, rayonner au-delà de frontières matérielles, tout comme la littérature peut dépasser le cadre des mots, des contraintes techniques qui en règlent l'ordre. [...]
[...] Il apparaît que dans cette lettre qui rassemble tous les clichés de l'amour romantique se cachent une ironie cinglante et la déconstruction de l'alexandrin. Ainsi, Verlaine se détache subrepticement de la nostalgie de la Commedia dell'Arte du XVIIIème siècle français et de la vision de l'amour de l'époque de la Régence (1715-1723) qu'a peint Watteau, pour ironiser et nous montrer dans Romances sans paroles des amours marqués par l'échec de l'idéalisme. Les thèmes qui font le spleen de cette fin du XIXème siècle sont donc contradictoires et tout à fait liés aux hésitations des poètes quand à la forme de la poésie : hésitation entre vers et prose, entre harmonie et dissonance Verlaine est donc marqué par les origines de la poésie, mais aussi par son époque et ses problèmes. [...]
[...] On retrouve bien sûr le vers et la rime chez Verlaine, mais on retrouve aussi des formes de refrain, comme dans Streets dans Romances sans paroles : Dansons la gigue ! J'aimais surtout ses jolis yeux, Plus clairs que l'étoile des cieux, J'aimais ses yeux malicieux. Dansons la gigue ! Verlaine cherche à retrouver cette poésie articulée et une prononciation plus marquée pour une meilleure transmission. L'aspect rythmé de sa poésie est lié bien sûr au fait que la poésie française ne comporte pas d'accent tonique : les pauses prosodiques prennent donc une grande importance puisqu'elles mettent en valeur les termes qu'elles suivent. [...]
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