Les poèmes: « Tangente », « Bissectrice »,
« Sécante », «Perpendiculaire » et « Ligne brisée »
Euclidiennes est un recueil poétique qui se donne à lire comme un répertoire de figures géométriques, une sorte de manuel usuel de mathématiques, qui, au moyen de dessins, recense et définit des notions essentielles (la droite, le point, le cercle…). Chaque poème se présente sous la forme d'un triptyque : un titre, qui peut être entendu comme une interrogation implicite (« Tangente » : qu'est ce qu'une tangente ?), un tracé de figure qui correspond en quelque sorte à la réponse attendue et un texte poétique. Or, ce texte n'est pas une continuité des deux premiers éléments, mais un renversement ; la démarche scientifique question-réponse qui pose un terme suivi de sa définition imagée, est remise en cause par la prise de parole au style direct de la figure elle-même qui, sous couvert de vouloir se définir toute seule, avoue son incapacité à se circonscrire par le langage. La parole poétique ne se présente pas comme une négation du langage mathématique, mais le complète, en dévoile les manques et les limites, tout en affirmant elle-même ses propres frontières. Dans quelle mesure les poèmes de Guillevic fonctionnent-ils comme des définitions d'espaces : espace réel- espace perçu- espace langagier ? Si la géométrie ne se veut pas reproduction du réel, mais figuration de celui-ci par le biais d'entités abstraites, quelle peut être la fonction de ces formes pures dans la représentation mentale ?
Les poèmes « Tangente », « Bissectrice »,
« Sécante », « Perpendiculaire » et « Ligne brisée », permettent d'une part l'inscription des figures dans une temporalité multiple, et d'autre part, neutralisent paradoxalement cette notion de temps au moyen du concept d'espace qui devient le lieu de la quête de soi. Avouant l'échec d'une désignation du monde par le langage, elles se font enfin pure réflexivité, expression d'une spatialité de la parole poétique.
[...] Avouant l'échec d'une désignation du monde par le langage, elles se font enfin pure réflexivité, expression d'une spatialité de la parole poétique. Si le titre nominal et le dessin, signe immédiatement perceptible dans son ensemble de la chose, semblent présenter la figure géométrique comme immobile et immuable, la suite du poème dénonce cette synchronie comme illusoire. Elle nie le dessin mathématique même en lui reprochant un aspect figé, bien éloigné de la réalité des figures. Dans Tangente le schéma propose la vision d'une droite qui touche en un point le diamètre du cercle ; or les derniers vers du poème remettent en question cette jonction proposée par le tracé de la figure : Et d'essayer de vous convaincre/ Que nous restons l'un contre l'autre Si la littérature, communication différée, qui ne se donne pas dans l'instant de la perception mais dans la durée d'une lecture, a toujours envié à la peinture, sa sémiotique immédiatement et totalement perceptible par l'œil, Guillevic énonce ici une critique du dessin comme inférieur au langage : en effet, s'il est appréhendé dans sa totalité de façon instantanée, c'est qu'il ne présente pas un aspect essentiel de la réalité, le mouvement. [...]
[...] La figure géométrique n'est donc pas un sujet isolé, mais le sujet d'une interaction, d'une communication, c'est-à-dire un sujet qui se définit d'abord par son utilisation du langage. Pourtant, le langage va être l'espace d'une quête d'identité, le lieu d'une individualité qui tente de s'affirmer par lui et qui découvre en lui, ses propres limites. La parole poétique entraîne la lecture chaotique d'un flottement d'identité. Les trois premiers poèmes présentent des figures dont la définition est dépendante d'une autre figure, d'un extérieur. [...]
[...] Le dessin présente de fait, les deux figures, l'une ayant des traits plus épais. La mention finale d'un nous incluant à la fois la droite et le cercle contigu, exprime cette indissociabilité : nous restons l'un contre l'autre Remettre en cause ce point de contact, le qualifier de furtif c'est remettre en cause l'identité même de la tangente qui pose dans ce poème, la question de son devenir. Vous aurez grandement le temps/ De vous redire ce moment/ et d'essayer de vous convaincre/ Que nous restons l'un contre l'autre La figure n'existe que dans la réitération mentale de ce moment de la jonction avec le cercle ; au-delà son essence se dilue dans la possibilité inquiétante d'un néant qui serait l'inexprimé du texte, la suite du poème. [...]
[...] Le poème propose donc une image animée de la figure figée, ravalée au rang d'illusion visuelle. Je ne toucherai qu'une fois/ Et vous saurez que c'est furtif la vitesse même du mouvement est énoncée au moyen de l'adjectif attribut furtif Le poème Sécante reproduit sous les yeux du lecteur le parcours en temps réel de la figure, par des variations temporelles nuancées : le présent de narration j'approche la périphrase au futur proche je vais toucher, entrer le futur simple je serai là et le passé composé qui, par l'aspect non sécant, terminatif, marque la clôture du procès enfin je suis entré L'isotopie du futur, dans les trois poèmes Tangente : Je ne toucherai qu'une seule fois ; Bissectrice : Je n'aurai pas le droit ; Sécante : je serai là marque l'inscription de la figure dans une temporalité, mais surtout la projection de celle-ci dans un devenir quasi-existentiel : la figure n'est pas de toute éternité, elle est ce qu'elle se fait être, ce qu'elle devient, ce que ses actes et sa façon d'agir font d'elle. [...]
[...] Ces deux états ne sont pas présentés comme immuables : Guillevic en fait deux espaces contigus, voire entrelacés. La totalisation du cercle, plénitude de l'être qui affirme son existence, est remise en cause par la présence d'éléments de doute ; la sécante présentée comme matérialisation du désir, celle à qui il manque quelque chose, celle qui affirme un besoin se transforme par le contact avec le cercle, mais transforme également celui-ci. Les qualités de figures sont donc interchangeables : Je serai là, vivant/ Sa perfection, sa finitude ; Mais c'est lui qui n'est plus/ Qu'un corps troublé La quête de soi engagée par les figures parvient à l'expression d'un sujet éclaté, nié dans son unité originelle : la distinction entre je et moi dans Perpendiculaire fait état de cette division du sujet : Facile est de dire/ Que je tombe à pic/ Mais c'est aussi sur moi/ Que l'autre tombe à pic L'actant du procès tomber est je l'agent passif du même procès est moi ; je est donc assimilé à l'autre rappelant ainsi la théorie énoncée par Michaux dans Lointain Intérieur : Je n'est qu'une position d'équilibre entre des dizaines de moi possibles. [...]
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