Publié en 1973, L'étrange destin de Wangrin d'Amadou Hampaté Bâ est le récit authentique de la vie d'un homme qu'a connu l'auteur. Cet homme que l'auteur nous présente sous le pseudonyme de Wangrin a été tour à tour enseignant, interprète et commerçant dans l'Afrique de l'Ouest du début du XXe siècle, avant d'être ruiné et de devenir clochard. La ruse de Wangrin en fait un personnage romanesque : ses astuces et ses stratagèmes sont le moteur de la narration d'une œuvre dont le sous-titre, Les roueries d'un interprète africain, en indique bien la nature. Chaque manœuvre opérée par Wangrin pour parvenir à ses fins pourrait se lire comme une anecdote indépendante des autres où le ridicule jeté par Wangrin sur ses adversaires suffirait à en assurer l'intérêt et le caractère désopilant. Mais, enchaînées les unes aux autres, ces anecdotes finissent par brosser le portrait détaillé d'un contexte social particulier.
Les relations tissées par Wangrin et le réseau de contacts qu'il établit permettent d'introduire le lecteur dans une société complexe, marquée par des hiérarchies et des traditions séculaires bouleversées par la présence coloniale. Une analyse des rapports entre les principaux personnages du récit permettra d'éclairer à la fois la structure du système colonial, celle de la société africaine traditionnelle, et la rencontre de ces deux structures. Au centre du récit, le personnage de Wangrin incarne par sa double formation et par sa fonction d'interprète la cohabitation parfois conflictuelle de ces deux univers.
[...] Au- delà du ridicule jeté par Wangrin sur Romo et au-delà du conflit qui divisera pendant toute une vie les deux ennemis, on retient le respect mutuel que ces deux hommes ont toujours gardé l'un pour l'autre. Ce respect suggère l'importance de l'honneur dans la société traditionnelle africaine fondée sur un code de noblesse. À la mort de Wangrin, Romo préside la cérémonie funèbre de son ennemi, à qui il rend un hommage chevaleresque dans un discours des plus élogieux : Mon frère Wangrin et moi vécûmes en ennemis acharnés. ( ) Oui, la vie ici-bas est un champ de lutte. Des rivaux s'y affrontent, parfois férocement, mais avec enthousiasme et par désir de gloire. [...]
[...] ( Si l'ensemble du récit s'organise autour de la figure de Wangrin et de ses péripéties, laissant à la plupart de ses alliés et ennemis un rôle purement instrumental, le personnage de Romo Sibedi sera pour le héros l'ennemi de toute une vie. De passage à Yagouwahi où Romo occupe le poste d'interprète du commandant de cercle, Wangrin est accueilli par son concitoyen Romo qui l'héberge dans l'opulence totale. Or, cette générosité, plutôt que d'entraîner la reconnaissance de Wangrin, suscite sa convoitise. [...]
[...] Les relations de Wangrin avec les différents commandants de cercle pour lesquels il a servi s'étendent de l'amitié à la méfiance. Son rapport avec le comte de Villermoz, commandant adjoint à Bandiagara, sera marqué par une hostilité irrévocable dès lors que Wangrin fait porter au comte la responsabilité de la fraude des bœufs devant la cour d'assises de Dakar. Si sa connaissance des traditions africaines lui avaient permis de régler le cas de la succession du roi Brildji, Wangrin montre durant son procès qu'il n'est pas non plus ignorant des coutumes européennes. [...]
[...] Dès son arrivée à Diagaramba, Wangrin commence à tisser un réseau de relations et de contacts. Il s'attache d'abord le griot du roi Bouagui, le jeune Kountena, bien introduit dans toutes les grandes familles du pays[3] Avec ses talents extraordinaires de conteur, l'auteur Hampaté Bâ explique par ce personnage la fonction sociale du griot dans la société africaine traditionnelle, sans jamais encombrer le texte d'un ton didactique. On comprend ainsi que le griot se doit d'être à la fois poète et musicien, et que Kountena, malgré ses talents remarquables de chanteur, de conteur et de mime, ne sera jamais qu'un griot de valeur modeste tant qu'il n'apprendra à jouer convenablement de la guitare. [...]
[...] Allah vous bénisse tous![6] Par cet épisode somme toute très bref, on comprend que l'importance du griot dans la société décrite dans L'étrange destin de Wangrin n'a d'égal que le poids de la parole duquel elle dépend. L'importance du mot est telle que le noble doit parler le moins possible puisque revenir sur sa parole équivaudrait à perdre sa noblesse. Pour la même raison, il est impoli de s'adresser directement à un étranger : l'emploi d'un intermédiaire pour s'adresser à quelqu'un apparaît dans ce contexte comme l'actualisation concrète de l'usage de la troisième personne comme forme de respect dans les langues indo-européennes. Kountena est donc le porte-parole de Wangrin. [...]
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