Les tabous sont un phénomène de société qui a été identifié de tous temps par de nombreux intellectuels et philosophes. Associé à l'aspect sociologique de la langue, les tabous comprennent de nombreux sous-ensembles. On s'intéressera ici à cette forme de tabous que constituent les thèmes et les mots qui ne doivent pas être évoqués car ils traitent d'un sujet dont il est inconvenant de discuter dans une société donnée, à une époque donnée.
De ce point de vue l'étude d'une œuvre et de sa réécriture permet de démontrer ce phénomène linguistique et culturel. En effet, une œuvre est le témoignage de son époque et de sa société, ainsi, si l'on s'intéresse à deux œuvres traitant le même sujet mais écrites à deux périodes différentes, on pourra observer l'évolution de la langue, notamment en ce qui concerne les tabous, puisque ceux-ci sont spécifiques à une époque et un contexte culturel précis. Une réécriture est la reprise d'une œuvre plus ancienne par un auteur, afin de l'adapter à certains lecteurs ou d'en améliorer la forme. Il peut donc y avoir un écart temporel important entre l'écriture de ces deux œuvres, d'où une distance linguistique, ce qui permet de comparer la langue à deux époques différentes, et d'en faire ressortir les altérations, changements, qui sont liés à l'évolution de la société à travers le temps.
On s'intéressera ici à un extrait de la pièce de théâtre Bérénice de Racine (Acte I sc.2), et à un extrait de l'incipit de sa réécriture, Aurélien, de Louis Aragon. La pièce Bérénice a été présentée pour la première fois en 1670 sous le règne de Louis XIV, tandis que le roman Aurélien a été écrit en 1944, durant la seconde guerre mondiale. Le passage d'une pièce de théâtre à un roman a certaines conséquences, notamment du point de vue de la norme d'écriture. Cependant, il est possible de comparer ces deux extraits car ils ont tous deux la forme d'un monologue, malgré la distance temporelle les exercices d'écriture sont donc similaires.
On s'intéressera d'abord à l'importance du contexte historique et des conventions de l'époque qui déterminent les normes linguistiques. On analysera ensuite les deux textes de manière à déterminer quels sont les tabous dans l'extrait de Bérénice, tabous qui sont en grande partie explicités dans l'extrait d'Aurélien. On mettra finalement en évidence ce que les tabous dévoilent d'un point de vue socioculturel.
[...] Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois . [...]
[...] Pourrais-je, sans trembler, lui dire : vous aime Mais quoi ? Déjà je tremble, et mon coeur agité Craint autant ce moment que je l'ai souhaité. Bérénice autrefois m'ôta toute espérance ; Elle m'imposa même un éternel silence. Je me suis tu cinq ans, et jusques à ce jour, D'un voile d'amitié j'ai couvert mon amour. Dois-je croire qu'au rang où Titus la destine Elle m'écoute mieux que dans la Palestine ? Il l'épouse. Ai-je donc attendu ce moment Pour me venir encor déclarer son amant ? [...]
[...] En effet, on peut éclairer les tabous de ce texte à la lumière des récentes découvertes dans le domaine de la psychanalyse, celles de Freud en particulier. A aucun moment dans l'extrait il n'est dit qu'Aurélien est tombé amoureux de Bérénice. Cependant, Aurélien est obsédé par elle, il ne cesse de la critiquer, parle sans cesse d'elle alors même qu'il prétend qu'elle ne l'intéresse pas Plutôt petite, pâle je crois Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. [...]
[...] Je ne viens que vous dire Qu'après m'être longtemps flatté que mon rival Trouverait à ses voeux quelque obstacle fatal, Aujourd'hui qu'il peut tout, que votre hymen s'avance, Exemple infortuné d'une longue constance, Après cinq ans d'amour et d'espoir superflus, Je pars, fidèle encor quand je n'espère plus. Au lieu de s'offenser, elle pourra me plaindre. Quoi qu'il en soit, parlons : c'est assez nous contraindre. Et que peut craindre, hélas ! Un amant sans espoir Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ? [...]
[...] Par exemple, l'orthographe dans Bérénice est soumise aux exigences de l'écriture poétique, puisque la pièce Bérénice est rédigée en alexandrins. Ainsi, les mots encore et jusqu'à sont écrits encor et jusques à pour respecter la métrique des vers. On voit donc que la norme d'écriture a beaucoup changé, les tabous étant liés à la norme, ils ont du changer eux aussi. En effet, on retrouve évoqués dans Bérénice certains sujets tabous qui semblent avoir disparu dans Aurélien. Par exemple, dans Bérénice, Antiochus déclame : D'un voile d'amitié j'ai couvert mon amour ce qui révèle un des sujets tabous de l'époque : l'amour. [...]
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