L'évolution du roman au XXe siècle a pris sur le continent américain la forme d'une résurgence du baroque. Baroque signifie d'abord « d'une irrégularité bizarre »; en architecture, le baroque est caractérisé par « la tendance à la prolifération, au mouvement des volumes et des masses, à l'excès et aux protubérances plutôt qu'à la netteté des lignes.» On a regroupé plusieurs voix narratives de la forme romanesque sous la bannière du post-colonialisme; pour l'espace latino-américain, l'étiquette de la « contre-Conquête » est aussi employée pour désigner la tendance baroque de certains romans du milieu du siècle.
Comme la contre-Réforme qui fut une réaction à la rigueur du luthérianisme, les œuvres de la contre-Conquête remettent en question plusieurs positions classiques des théories de l'histoire et de la littérature. On pourfend le spectre d'une idéologie hégémonique occidentale universaliste, idéaliste, essentialiste. On dénonce la violence du concept qui, placé du côté irrécusable de la transcendance, prive le sujet de son existence, en en faisant l'objet d'un discours. L'esthétique, l'épistémologie et la politique sont autant de champs de bataille sur lesquels ces attaques sont lancées. Reprenant cette critique qui cherche à faire éclater les discours, Réjean Ducharme écrit au tout début de son premier roman L'avalée des avalées (1966) : « L'année dernière, j'ai passé l'été en tournée en Amérique du Sud. »
Polysémique, voire baroque, l'écriture de Ducharme exploite les possibilités infinies du signifiant dans un langage qui fonde la réalité qu'il exprime. En opposant calembours et jeux de mots à l'autorité fixée par la tradition dans les dictons populaires, Ducharme introduit l'étrange dans le familier et insère un décalage au sein de l'apparente coïncidence à soi du langage. Dans ce langage fondateur d'une réalité hétéroclite et complexe, la première loi à laquelle se voit soumis le sujet, celle de l'autorité grammaticale, est également transgressée.
Le problème du langage est intimement relié dans l'œuvre de Ducharme au motif de l'enfance. Bérénice Einberg, narratrice de L'avalée des avalés, exprime ainsi sa haine de l'adulte : « Je hais tellement l'adulte, le renie avec tant de colère, que j'ai dû jeter les fondements d'une nouvelle langue. (AA, 337) » Le statut épistémologique de l'enfance est ambivalent dans la littérature postcoloniale. La récurrence du thème de l'inceste peut symboliser le lourd héritage de « l'Œdipe colonial » – d'où la haine de l'adulte –, tandis que précédant l'écriture et la violence du concept, l'enfance peut aussi évoquer la nostalgie d'un paradis perdu, le refuge d'une immanence désormais corrompue.
L'œuvre de Ducharme maintient la tension entre ces deux pôles. Pour interroger le statut épistémologique de l'enfance dans L'avalée des avalés, j'analyserai cette tension pour répondre à la question : l'enfance est-elle cet âge impossible, mythique, qui fonde le sujet dans une origine qui lui échappe, ou s'agit-il plutôt d'un espace à reconquérir pour s'affranchir d'une domination et fonder sa propre loi?
[...] À cet égard, on note que la construction de l'identité semble suivre chez la narratrice de L'avalée des avalés un modèle rhizomatique tel qu'élaboré par Édouard Glissant à l'aide des concepts introduits par Deleuze et Guattari. Bérénice Einberg est bien un être chaotique dans un monde chaotique pourtant, l'individualité et l'univers de Bérénice ne semblent pas partager la grâce du chaos-monde de Glissant, selon qui il n'y a rien plus beau.[2] L'opacité que Glissant revendique comme droit des peuples, pour laquelle il combat poétiquement, constitue pour la langue bérénicienne une prison : Tu ne me reconnais pas? Tu ne sais pas qui je suis? [...]
[...] Mais déjà l'objet de cette méfiance nous force à considérer la dimension politique de l'œuvre, surtout lorsqu'elle s'accompagne d'un rejet radical de l'autorité comme celui de la narratrice de L'avalée des avalés : Ce qui importe, c'est vouloir, c'est avoir l'âme qu'on s'est faite, c'est avoir ce qu'on veut dans l'âme. ( ) Quand on vient de soi, on sait d'où l'on vient. Il faut tourner le dos au destin qui nous mène et nous en faire un autre. Pour ça, il faut contredire sans arrêt les forces inconnues, les impulsions déclenchées par autre chose que soi-même. [...]
[...] Il y a certes une écriture marquée par l'oralité. Il y a certes aussi un rejet de la filiation et de la légitimité qui l'accompagne depuis la conception du mythe fondateur qui est à la source, en Occident, de l'Histoire[9]. Et il y a sans conteste un texte opaque. Or, cette opacité qui fascine tant dans l'œuvre de Ducharme n'est pas synonyme d'incompréhension. Devant les nombreux enjeux soulevés par cette œuvre, l'opacité du texte n'équivaut pas à une abstention sur le plan éthique. [...]
[...] L'enfance baroque dans l'Avalée des avalés de Réjean Ducharme L'évolution du roman au XXe siècle a pris sur le continent américain la forme d'une résurgence du baroque. Baroque signifie d'abord d'une irrégularité bizarre en architecture, le baroque est caractérisé par la tendance à la prolifération, au mouvement des volumes et des masses, à l'excès et aux protubérances plutôt qu'à la netteté des lignes.[1] On a regroupé plusieurs voix narratives de la forme romanesque sous la bannière du post-colonialisme; pour l'espace latino-américain, l'étiquette de la contre-Conquête est aussi employée pour désigner la tendance baroque de certains romans du milieu du siècle. [...]
[...] Mais sommes-nous en droit d'inférer de la haine du père un rejet de l'autorité sous toutes ses formes? L'institution familiale est- elle réellement un microcosme de la structure étatique? Si oui, on voit bien comment l'autorité peut être à la théorie politique ce que la figure du père est à la théorie du sujet. Si oui, il ne serait pas abusif de voir dans la haine de l'adulte exprimée par Bérénice, combinée à l'admiration incestueuse pour son frère Christian, le rêve impossible puisque incestueux d'un projet politique anarchiste, de l'utopie d'une communauté égalitaire, fraternelle. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture