Pierre Corneille, dans son Examen de 1660, parle, à propos des actions et du caractère extravagants du personnage d'Alidor, d'une 'inégalité de Mœurs qui est vicieuse'. Cependant, cette 'inégalité de mœurs' que blâme le Corneille de 1660, c'est elle qui fut le centre de la pièce lors de son écriture en 1633, c'est elle aussi qui fera perdurer la Place Royale jusqu'à nos jours et qui continue à captiver les critiques par sa complexité même. Octave Nadal écrira en 1948 dans 'Le sentiment de l'amour dans l'œuvre de Pierre Corneille' que 'l'amour chez Corneille ne trouve sa contradiction essentielle qu'en lui-même', et prendra, parmi toute la palette de héros cornéliens disponibles, l'exemple d'Alidor pour illustrer son propos. Alidor qui, un des premiers, posera le problème du conflit de l'amour et de la liberté, thème central de la Place Royale.
Comment le monologue final d'Alidor donne-t-il son sens à l'intégralité de la pièce, au caractère même d'Alidor, et à la liberté qu'il a gagnée, c'est ce à quoi tentera de répondre notre développement. A la lumière de la réflexion de Nadal, on pourrait penser que la pièce se clôt sur l'échec d'Alidor, qui se rend compte, une fois perdue, qu'il aimait Angélique, et réalisera bientôt que la liberté qu'il a sauvée n'est qu'un libre-arbitre sans consistance, puisque sans but ; cependant, on pourrait également partir de l'idée que si Alidor est assez fort et assez lucide pour pouvoir préserver sa liberté, c'est que la passion n'est pas si liberticide, ou Alidor pas si amoureux qu'on l'a laissé entendre ; ou encore, c'est qu'Alidor cherchait à se cacher par des beaux discours qu'il ne réalise jamais une vérité dont il a peur ; ne pourrions alors pas nous demander si Alidor se ment, non pas sur son amour, mais sur le dessein qu'il réserve à Angélique ?
[...] Dissertation littéraire sur Pierre Corneille, La Place Royale Octave Nadal écrit en 1948 dans Le sentiment de l'amour dans l'œuvre de Pierre Corneille : À la vérité, quand il est posé, l'amour chez Corneille ne trouve sa contradiction essentielle qu'en lui-même ( La Place Royale dans sa beauté abstraite en est la première et fulgurante expression : la sédition s'y élève au cœur de l'amour ( Qu'elle propose une solution satisfaisante, c'est toute autre chose. Alidor renonce à Angélique : c'est assez dire. Son cri de triomphe (à la fin de la pièce) souligne l'échec de sa tentative. Il a sauvé, pense-t-il, sa liberté, en se retirant à soi- même, en vivant à soi. Le voici retourné à sa solitude, à son indépendance, à son libre-arbitre. Mais cette liberté absolue est le néant même ; elle n'est ni réelle, ni vivante. [...]
[...] puis Angélique elle-même, qui réalisera que Alidor (quel amant n'ose me posséder 6). En effet, la peur du mariage, c'est aussi l'appréhension de le consommer ; et Alidor, qui se prévaut d'avoir tant de volonté, sait qu'elle est inefficace en matière de sexualité. Il dira lui- même, en réponse à ce qui semble une insulte dans la bouche d'Angélique, si on le prend au sens sexuel : Un bien si précieux (la possession) se doit- il hasarder ? Le hasard, voilà ce qui fait peur à Alidor ; et son manque d'assurance (il ne fait, en définitive, et dans toute la pièce, que douter) n'est pas ce qui doit apaiser son angoisse de la nuit de noces ; l'idéal serait que le cœur d'Angélique soit à lui, et son corps à personne. [...]
[...] Alidor doit briser non son amour à lui, mais l'amour d'Angélique pour que le sien cesse. Peur d'assumer ou pur sadisme ? La question reste pour l'instant ouverte, car ce qui nous préoccupe est qu'ici encore, l'amour (du couple) se brise ou plutôt cherche à se briser dans l'amour (d'Alidor) et par l'amour (d'Angélique). C'est bien dans l'amour même que s'élève le trouble ; Alidor a peur de lui-même et de son amour pour Angélique, peur d'Angélique et de son amour pour Alidor, peur de leur amour à tous les deux : À tel prix que ce soit je veux rompre mes chaînes s'écrie-t-il enfin à la suite d'une longue lamentation 4). [...]
[...] qui se transformera, au début de l'ultime monologue, en une autre exclamation, mais cette fois bien moins spontanée : Que par cette retraite elle me favorise ! L'amertume marquée (Corneille fait rimer rusée avec désabusée, puis pouvoir avec désespoir) de ce cri de triomphe souligne le refus d'Alidor d'assumer l'échec de sa tentative et, par ce refus même, accentue cet échec. Alidor l'avoue lui- même : Ta force ne venait que de mon espérance / et c'est ce qu'aujourd'hui m'ôte son désespoir clame-t-il au vain amour Or si c'est l'espérance qui lui est ôtée, Alidor est, comme Angélique, au sens propre, dés-espéré. [...]
[...] Comment l'amour peut-il entrer en conflit avec lui-même ? Tout d'abord, en étant absolu. En effet, si Angélique avait été moins amoureuse ce n'est qu'en m'aimant trop qu'elle me fait mourir et Alidor moins amoureux son objet trop charmant / quoi que je puisse faire, y règne absolument celui-ci n'aurait pas eu à craindre pour sa liberté. On sait qu'il a eu d'autres conquêtes de mille qu'autrefois tu m'as vu caresser dit-il à Cléandre), et pourtant aucune n'a encore mis en danger sa précieuse indépendance. [...]
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