Dans Cris (2001), Laurent Gaudé, qui n'a pas connu la guerre, essaye de retranscrire le quotidien de soldats sur le front de 1914 : Marius, Boris, Ripoll, Rénier ... Le roman se présente sous la forme de monologues, où chacun exprime ses sentiments, décrit ce qu'il vit, sans jamais vraiment qu'il y ait d'interaction entre les monologues, sans jamais qu'il y ait de dialogue. L'extrait étudié est situé à la fin du roman, alors que Marius et Boris poursuivent un ennemi « l'homme-cochon », « l'homme nu », « le fou ». Boris court après lui, suivi de Marius. Ce dernier le perd de vue, et l'extrait commence par un monologue de Boris, puis celui de Marius qui l'a retrouvé... mort.
L'extrait est composé de deux monologues, celui de Boris, court en comparaison de celui de Marius (21 lignes pour le premier, 65 pour le deuxième).
[...] Les paroles sont d'ailleurs associées à l'action tes paroles ni feront rien paradoxe puisque la parole n'est pas action, mais cela traduit une impuissance des actes également. On trouve en effet dans la première partie du monologue l'omniprésence de te et tu liés aux reproches tu es arrivé trop tard rien ne sert . tu n'as pas couru . Les actes de Marius sont évoqués en creux puisqu'il secoue et frappe le cadavre frapper de tes mains le poitrail de l'homme étendu dans la terre - notons ici la dépersonnalisation de Boris, devenu alors anonyme - rien ne sert de le secouer ainsi . [...]
[...] Cela se traduit par un discours complètement décousu de Boris, et des reproches d'impuissance de Marius. Le monologue de Boris est décousu, le texte paraît même poétique tant il est empli de figures. On trouve en effet des paradoxes et oxymores : le temps m'est offert alors qu'il est sur le point de mourir, mon corps lourd s'enfoncer doucement . de nombreuses (relativement à la taille de l'extrait) figures, images comme le ciel est une tache d'encre de Chine j'aimerai jouer du bout des doigts avec une de ces étoiles je remercie la terre de ne pas m'avoir avalé trop vite Ces procédés ne sont pas une expression directe de la violence comme le serait la description d'un acte de violence, il s'agit plutôt de conséquences de la violence, ce qu'elle produit : l'incompréhension, un flou artistique qui se manifeste par toutes ces figures poétiques. [...]
[...] Gaudé traite originalement la scène du planctos avec ces deux monologues : la scène de mort est évitée, tout est laissé deviné, dessiné en creux, le mort et celui qui pleure le corps ne tiennent pas du tout le même discours, le premier enchaîne les figures dans une folie d'agonie, le second se reproche son impuissance. Ce n'est pas tant le fond qui est original mais la façon dont Gaudé le met en scène, avec pour final un Marius incapable de pleurer [son] mort à qui l'ennemi, l'assassin prête sa voix. La scène du planctos n'est ici pas l'occasion de faire l'éloge du défunt, mais de blâmer ce qui l'a tué : la guerre. [...]
[...] Un langage du corps se met donc progressivement en place, puisqu'il est central dans l'extrait : Boris commence ouvre quand [ses] yeux puis sens son corps lourd évoque son bras qu'il n'a pas la force de lever, termine par des doigts avec lesquels il veut toucher les étoiles : on imagine l'esquisse d'un geste, un bras qui tend vers le ciel sans pouvoir le toucher, attiré par la pesanteur, vers la terre, on a là une image romantique, presque un cliché. A l'inverse la présence du corps dans le monologue de Marius est beaucoup plus réaliste, pragmatique : au début il se relève évoque la sueur puis voit le corps le cadavre de Boris. Mais à part ces allusions au corps, la violence n'est pas exprimée. [...]
[...] Le lecteur aura tendance à s'identifier à Marius, à essayer de deviner de lui- même la violence dont il est témoin, et ce procédé permet de le toucher au mieux car chaque lecteur va y ajouter son vécu, va se l'approprier. Cela le concerne beaucoup plus qu'une violence donnée, toute faite qui ne touchera pas tous les lecteurs de la même façon selon leur vécu. Gaudé entoure également la mort de nombreux paradoxe : le monologue de Boris, nous l'avons vu, s'apparente à un texte poétique, multipliant les figures et les images. [...]
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