Deux commentaires composés :
1. Les axes thématiques
2. Les axes structurels et psychologiques
Ecrit en 1909, le poème "Crépuscule" est dédié à Marie Laurencin (avec qui Apollinaire eut une liaison de 1905 à 1912). Dans le recueil Alcools, "Crépuscule" est situé entre "Chantre", poème mystérieux dans sa brièveté, et "Annie", qui évoque une femme solitaire et esquisse une histoire d'amour avortée. Comme "Chantre", "Crépuscule" est un poème plein de mystère et de non-dit, à interpréter et rêver autant qu'à comprendre littéralement ; comme "Annie", "Crépuscule" évoque une figure féminine isolée, et suggère une impossibilité amoureuse.
"Crépuscule" se présente sous la forme de cinq quatrains d'octosyllabes ; des personnages conventionnels de comédie et des saltimbanques donnent un spectacle. Le cadre est indéfini ; le temps est un présent sans aucune spécification qui confère à la scène un caractère atemporel : la scène se déroule dans un présent déconnecté de tout contexte.
Crépuscule oscille entre la gaieté et la tristesse, le surnaturel et l'illusion charlatanesque. Mélancolique dans sa légèreté, il évoque allusivement une perte ou un manque que seuls les mirages d'un spectacle grandiose peuvent tenter de combler.
Dans un premier temps, nous verrons comment Apollinaire surmonte l'opposition entre la vie et la mort, puis comment il allie le surnaturel authentique à sa contrefaçon. Enfin, nous examinerons la thématique du manque, qui traverse l'entièreté du poème.
[...] Au regard de l'arlequine qui admire complaisamment le reflet de son corps dans l'étang, s'oppose en miroir l'admiration attristée du nain, qui "regarde d'un air triste/grandir l'Arlequin trismégiste". Le premier regard est narcissique et satisfait, le second est humilié. A la beauté de l'arlequine répond la difformité du nain, à l'ego amoureux de soi-même répond l'ego blessé. Au-delà de cette opposition, dans les deux cas le regard est prisonnier d'une apparence. L'Arlequine ne contemple qu'un reflet, et le nain ne voit que le spectacle illusoire d'un charlatan. [c. [...]
[...] Ainsi de l'arlequine, fascinée par son reflet dans l'étang, et qui semble vouée au même destin que Narcisse (amoureux de son reflet, il finit par se noyer dans l'étang où il se contemplait) ; ainsi des spectateurs dupés par le spectacle de l'arlequin ; ainsi du nain, que le grandissement irréel de l'arlequin renvoie douloureusement à son infirmité réelle. Significativement, le seul personnage qui se consacre à une activité que l'on peut qualifier sans hésiter de normale est aveugle, comme si la cécité seule pouvait mettre à l'abri de l'inquiétante étrangeté de ce monde illusoire ("L'aveugle berce un bel enfant" v.17). [conclusion-élargissement] Apollinaire, qui s'était donné pour devise "j'émerveille", s'est identifié à Merlin dans L'enchanteur pourrissant. Son univers est magique au deux sens du terme : il est à la fois surnaturel et illusoire. [...]
[...] Le mélange du mort et du vivant se fait ici comique. [conclusion-dépassement] Au-delà des effets de fantastique inquiétant ou de burlesque, on peut se demander quelle est la signification de cette intimité étrange de la vie et de la mort. Dans un autre poème d'Alcools (Cortège), Apollinaire écrit : "Et détournant les yeux de ce vide avenir/En moi-même je vois tout le passé grandir [ ] rien n'est mort que ce qui n'existe pas encore/Près du passé luisant demain est incolore". [...]
[...] Cette continuité est favorisée par l'atmosphère crépusculaire du poème, moment incertain où jour et nuit se confondent. [b. L'Arlequine] Dès le premier vers, l'Arlequine est frôlée par "les ombres des morts". "Ombre" signifie dans ce contexte à la fois "ombre" au sens optique (l'obscurité de la nuit envahit le paysage) et "ombre" au sens de spectre. L'arlequine étant nue, ce frôlement acquiert une dimension érotique : une proximité amoureuse est ici suggérée, un peu comme dans "La maison des morts" (autre poème d'Alcools), où des histoires d'amour se tissent entre les vivants et les morts. [...]
[...] dans un univers désenchanté et illusoire] Tous ces écarts, toutes ces failles entre les personnages et leur définition habituelle minent l'univers conventionnel de la comédie a dell'arte et du conte de fée. Malgré les enchanteurs qui l'habitent, c'est un monde subtilement désenchanté qui nous est donné à voir, un monde trompeur et incertain où rien ne se ressemble tout à fait. Reflets (dans l'étang) ou mirage (d'un charlatan crépusculaire) : dans tous les cas la réalité est absente et c'est l'illusion qui règne. [...]
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