[Introduction] Grand philosophe du siècle des Lumières, Montesquieu joua un rôle politique non négligeable (il fut magistrat à Bordeaux), mais il est surtout connu pour Les Lettres Persanes et De l'Esprit des Lois, ouvrages qui ont éveillé l'esprit critique des hommes du XVIIIe siècle et préparé le chemin à la Révolution Française. Publié en 1748, De l'Esprit des Lois est un traité de sociologie politique où Montesquieu étudie comment l'économie, les lois, mais aussi les mœurs et même le climat ont eu une influence déterminante sur les régimes politiques existants à son époque, et sur ceux qui ont existé par le passé.
[Présentation de l'extrait] Le passage qui nous intéresse est un extrait du chapitre XV De l'esprit des lois. [Sa forme] Le texte se présente comme une argumentation en plusieurs points, soulignés par une disposition très aérée (nombreux paragraphes séparés par des blancs). [Sa matière] Montesquieu y dénonce l'esclavage au cours une démonstration argumentative subtile, dont l'originalité et la force reposent sur un recours continu à l'ironie. Le texte de Montesquieu présente deux niveaux de lecture : le premier niveau est celui d'une lecture naïve qui prendrait au pieds de la lettre les arguments pro-esclavagistes avancés par l'auteur ; le second niveau, qui est celui de la lecture initiée, correspond à un décryptage du véritable sens du texte. L'auteur feint d'être l'avocat de l'esclavage des noirs : le parti pris apparemment pro-esclavagiste se retourne contre lui-même en un jeu ironique raffiné. Le passage se présente comme une défense de l'esclavagisme alors qu'il en est une dénonciation.
[Annonce du plan] Nous nous intéresserons dans un premier temps au mouvement du texte, dont la véritable signification devient progressivement de plus en plus perceptible ; puis nous examinerons comment le discours pro-esclavagiste se disqualifie lui-même ; enfin nous étudierons la manière dont les apparentes justifications de l'esclavagisme avancées par Montesquieu se retournent en mordantes critiques contre les européens.
[...] Dans la perspective des philosophes, ne pas se soucier de l'or, c'est témoigner de la pureté originelle de son innocence d. Une conclusion qui se retourne contre elle-même (paragraphes 9 et 10) Enfin, la conclusion du texte (paragraphes 9 et 10) procède à un renversement spectaculaire, d'une évidente ironie. Les preuves de l'infériorité du peuple noir se retournent en preuves décisives de la cruauté et de l'inhumanité de leurs persécuteurs : Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous- mêmes chrétiens. [...]
[...] La disqualification par analogie Dans ce texte, Montesquieu utilise ce qu'on pourrait appeler la disqualification par analogie : il souligne une similitude entre l'esclavage occidental et d'autres coutumes, plus évidemment absurdes et cruelles, pour que le rapprochement disqualifie l'esclavage par contamination. On rencontre ce procédé particulièrement habile à deux reprises dans le texte. Dans le premier cas, Montesquieu établit un rapprochement entre les esclavagistes européens et les peuples d'Asie, qui privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée L'analogie est dévalorisante pour les Européens, car au dix-huitième siècle, les asiatiques ont chez les français une réputation de barbarie et de brutalité. [...]
[...] Ainsi, la dimension paradoxale de l'éloge en révèle l'ironie : les Égyptiens ne sont pas les meilleurs philosophes du monde mais bien plutôt les pires barbares, ou les pires crétins du monde ! b. Une contradiction interne au discours : la surface prise pour essence Montesquieu emploie encore un autre procédé, tout aussi subtil, pour disqualifier le point de vue esclavagiste : c'est de le formuler de manière à en rendre apparente les contradictions insurmontables, les absurdités logiques. Une première absurdité est celle qui consiste à chercher l'essence dans la peau : ainsi pour les esclavagistes, il est naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité Or, assimiler l'essence de l'humanité à sa couleur n'a rien de naturel tout au contraire ! [...]
[...] Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée. [...]
[...] Le peuple noir serait intrinsèquement inférieur parce qu'il serait noir des pieds jusqu'à la tête et qu'il aurait de plus le nez écrasé Cet argument est disqualifié de manière plus évidente que le précédent, en particulier par les marqueurs d'intensité et de totalité noirs depuis les pieds jusqu'à la tête le nez si écrasé un corps tout noir qui accentuent le ridicule du propos. En effet la noirceur intégrale des africains est présentée comme une espèce d'excès ou de faute de goût, alors même qu'il est évident qu'on ne saurait être noir autrement que des pieds à la tête. On ne saurait par exemple être noir depuis les pieds jusqu'à la taille ! L'idéologie esclavagiste fait d'une tautologie banale - les noirs sont noirs - un objet de scandale, ce qui est en soi absurde et risible. [...]
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