Si c'est un homme, écrit entre 1945 et 1947, se présente avant tout comme un récit à caractère autobiographique, récit du passage en camp de concentration à Auschwitz de l'écrivain entre février 1944 et janvier 1945. Ce récit est emblématique de l'irrésistible volonté et nécessité de témoigner qu'a éprouvées Primo Levi, de se retourner sur l'absurde et le non-sens absolus des systèmes d'internement et d'extermination mis en place par les nazis, et ce non seulement afin de renaître à la vie en tant que personne humaine, mais aussi dans la perspective de faire renaître l'Humanité à elle-même
[...] Mais après Auschwitz peut-on seulement encore parler de style ? En outre, la précision quasi scientifique de ce vocabulaire s'oppose directement au jargon réduit à sa plus simple expression, au jargon déshumanisé à base d'allemand mélangée vaguement à des bribes d'autres langues, par lequel les ordres et les humiliations étaient transmis aux prisonniers. C'est pourquoi tout le travail de détachement et de précision de vocabulaire effectué par Primo Levi s'apparente justement à une lutte contre l'oubli et contre le défaitisme, le renoncement vis-à-vis de l'indicible : l'horreur de l'univers concentrationnaire s'impose toujours au lecteur, peut-être même de façon plus insoutenable encore dans la mesure où le lecteur la fait lui- même émerger du texte à vocation objective, claire et détachée, dans une lecture qu'il rend plus personnelle, dans un mouvement d'appropriation lucide du texte et de l'horreur. [...]
[...] C'est pourquoi il considère d'un œil circonspect la poésie quand elle se fait obscure. Il rencontre par ce point de vue l'écrivain Adorno qui affirme l'impossibilité d'écrire de la poésie après Auschwitz ; mais dans une interview citée par Myriam Anissimov dans sa biographie Primo Levi ou la tragédie d'un optimisme, Levi modifie la parole du philosophe : après Auschwitz, on ne peut plus écrire de poésie sinon sur Auschwitz. En fait, quand la poésie se fait obscure, elle rejoint pour Primo Levi l'obscurité et le non-sens de l'univers concentrationnaire et de l'idéologie nazie délirante. [...]
[...] Primo Levi se consacra alors à des interventions et des témoignages auprès des écoles et du public, et réussit à concilier son travail de chimiste avec son nouveau métier d'écrivain ; Auschwitz a ainsi en quelque sorte éveillé en lui un besoin irrépressible, celui de l'écriture : l'écriture pour tenter de comprendre, de faire comprendre, l'écriture pour réfléchir sur le pardon, l'écriture pour proclamer qu'Auschwitz ne lui avait ni enlevé le désir de vivre, ni détruit sa confiance en l'homme. Mais Auschwitz, c'est aussi une marque indélébile dans la chair et dans l'esprit : Auschwitz a été pour moi une telle expérience qu'elle a balayé tout reste de l'éducation religieuse que j'avais pu recevoir Il y a Auschwitz, il ne peut donc pas y avoir de Dieu. et enfin ce vertigineux désarroi Je ne trouve pas de solution au dilemme. [...]
[...] Reste alors encore l'écriture, toujours elle, pour soumettre au lecteur-juge le dilemme insoluble et faire surgir le sens qui détruit le non-sens du système nazi : le dernier combat de Primo Levi est celui de l'écriture et du refus de toute trahison, lui qui ne sait plus par qui il a été trahi sinon par une armée de fantômes Le refus de toute trahison, c'est d'abord la volonté de contrôler ces textes qui lui sont vitaux et leur traduction dans les langues étrangères, c'est le travail acharné de celui qui sait que, même dans leur langue originale, ces textes ne sont que la traduction de l'enfer. C'est enfin le refus de trahir la Mémoire, la Vie et l'Homme, homme incarné par Primo Levi dont rien n'enleva jamais la dignité. [...]
[...] Car fermer les yeux, c'est se laisser aller par le plus sûr moyen à la folie, à la mort ; c'est renoncer à survivre. Or Primo Levi, s'il s'est réveillé juif un matin a toujours été, de l'enfance à sa mort et avant tout, un esprit scientifique et ne renonce pas à essayer de comprendre l'incompréhensible. C'est pourquoi il rédige Si c'est un homme avec le plus parfait détachement, en s'interdisant toute emphase, toute exagération et les effets de style ; comme le remarque Claude Roy, la morale de la lucidité, c'est aussi l'esthétique de la vérité. [...]
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