Damien de Blic et Jeanne Lazarus, "Sociologie de l'argent" - publié le 25/02/2010

Résumé du document

Contrairement à l'anglais qui dispose de l'unique vocable « money », le français distingue l'« argent » de la « monnaie ». Dans cet ouvrage, les auteurs considèrent que les significations accordées à l'argent en français englobent des univers de pratiques et de pensées qui recouvrent et dépassent celles qui sont associées à la monnaie. La monnaie est donc le support matériel ou immatériel de l'échange, et l'argent, l'institution politique, morale et sociale de ce support. L'argent est la monnaie dans sa dimension sociologique. En revanche, dans la mesure où il n'existe pas en français d'adjectif correspondant exactement à la notion d'argent, le terme « monétaire » sera indistinctement relatif à la monnaie et à l'argent (...)

Extraits

[...] Au final, pour les auteurs, les difficultés liées à l'utilisation de nouveaux supports de l'argent nous en rappelle la nature sociale. Il ne s'agit pas seulement de difficultés pratiques mais de confiance. Les auteurs illustrent cette idée avec l'ouvrage de Jean-Michel Servet, L'Euro au quotidien, paru en 1998. Avec le passage à l'euro, une commission fut nommée afin de réfléchir aux moyens de faciliter la transition vers la nouvelle monnaie dont Jean-Michel Servet fit partie et dont il relate les débats dans son livre. [...]

[...] Si jusqu'au XVIIème siècle une conception de la monnaie métallique prévaut en Europe, la baisse de la production de métaux précieux conjuguée à un mouvement de croissance économique (début de la Révolution industrielle) incite à la création d'une monnaie fiduciaire destinée à se substituer à la monnaie métallique jusque là en usage. La Banque d'Angleterre innove en 1694 en émettant une monnaie de papier en quantité supérieure à l'encaisse métallique détenue, le différentiel de masse monétaire finançant ainsi l'activité économique du royaume. En France, c'est un échec : les Français sont attachés durablement à une conception strictement métalliste de la monnaie. [...]

[...] Si cette attitude nouvelle est qualifiée pour M. Weber de conduite de vie chrématistique elle ne correspond pas cependant à un renversement de la position aristotélicienne. Le gain d'argent n'est moralement approuvé que dans la mesure où il correspond à l'investissement dans une activité professionnelle qui a elle-même pour fin la glorification de l'œuvre divine. De même, l'accumulation n'est de même valorisée que dans sa dimension ascétique Légitimations libérales et résistances antichrématistes Les philosophes et économistes français et écossais de la fin du XVIIème siècle justifient aussi la recherche du profit, valorisée non comme un devoir mais comme une alternative au «règne des passions L'investissement dans les activités commerciales et dans la poursuite de l'intérêt privé doit contribuer à une pacification des relations sociales. [...]

[...] On trouve ailleurs qu'en Occident également des formes marquées d'hostilité à l'argent. L'histoire de la colonisation offre de nombreux exemples de sociétés résistant fortement à l'introduction de la monnaie. Le cas de la société kabyle étudié par Bourdieu en 1963 le montre de façon exemplaire. Si les paysans kabyles résistent énergiquement à l'usage de la monnaie introduite par le colonisateur, c'est notamment en raison de la fonction de réserve de valeur qu'induit la monnaie. C'est la possibilité de se projeter dans un futur abstrait que cette fonction de réserve de la valeur suppose, qui heurte la mentalité des paysans de Kabylie. [...]

[...] Burguière) permettent de le voir. L'historien donne l'exemple d'une correspondance de lettres échangées à l'intérieur d'une famille de la bourgeoisie saumuroise entre 1860 et 1920 qui recèlent des détails innombrables sur la vie quotidienne, les maladies mais dans lesquelles l'argent n'apparaît pas. La bourgeoisie française ne semble pouvoir se satisfaire d'une supériorité pécuniaire et cherche à établir sa supériorité sur d'autres critères (exercice de professions reconnues comme honorables, respect des règles de politesse ) L'argent est d'autant plus mis à l'écart qu'un modèle aristocratique qui oppose la morale de l'honneur à l'indignité de l'argent continue de fasciner le monde bourgeois. [...]