"Il n'est pas de pointe plus acérée que celle de l'Infini" ("Le Confiteor de l'artiste", III). C'est au même titre que l'on peut considérer le Spleen de Paris de Baudelaire comme un recueil hétéroclite de poèmes en prose, un recueil bigarré et donc complexe. En effet, de nombreuses pièces mettent en scène un lyrisme poétique, bientôt transformé en crise de rage, et qui suscite donc incompréhension face à cette contradiction intérieure au poème lui-même. "L'horloge" répond à cette logique. Il s'agit au départ de lire l'heure dans l'œil de l'aimée avec un grand raffinement, et de rejeter ensuite la pièce en temps que "madrigal vraiment méritoire", en délaissant cette même femme dont on exigera finalement rien. On peut donc comprendre qu'à première vue Le Spleen de Paris apparaisse comme un assemblage "clinquant d'arlequinades mal jointes", comme l'affirme Georges Blin. Selon lui toutefois, Le Spleen de Paris ne se résume pas à une œuvre bigarrée, mais "vues dans un mouvement uniforme et d'une suffisante hauteur, les couleurs les plus vives engendrent le blanc le plus négatif". Le Spleen de Paris serait donc un assemblage de diverses pièces qui n'ont en apparence aucun facteur commun, mais desquelles nait paradoxalement une unité du recueil, qui lisse l'hétérogénéité de celui-ci. Si la diversité semble facile à démontrer dans Le Spleen de Paris - et c'est ce que nous ferons dans un premier temps - il s'agira ensuite de trouver l'unité de l'œuvre qu'évoque Georges Blin. En effet, toute œuvre impliquant unité, toute hauteur ayant de même une esthétique, Baudelaire, qui a été tant commenté, ne peut pas échapper à la règle. Il semble donc possible de dégager un mouvement général du recueil en mettant la diversité au second plan; c'est ce que nous nous attacherons à faire dans une seconde partie. Cette unité est toutefois mise en péril par l'auteur lui-même qui, dans sa pratique voisine de la prose et du vers, compromet l'indépendance du Spleen de Paris. Il faudra donc voir dans quelle mesure Georges Blin peut également être discuté dans l'idée d'une unité du Spleen de Paris, unité qu'il faudra pourtant faire naître en tant que nécessité littéraire.
[...] Le Spleen de Paris rend visible le tâtonnement du poète dans son écriture. Cette pièce ne peut-être pensée séparément des Fleurs du Mal, d'abord par les pièces qui leur sont communes et qui se complètent simultanément : " l'Invitation au voyage " est davantage anecdotisée dans le Spleen de Paris, " Un Hémisphère dans une chevelure " (jumelle de " La Chevelure») explicite davantage la sensation par rapport au poème, plus concis. " La Belle Dorothée" est plus discursif qu' " A une malabardise " mais les mêmes thèmes y sont traités. [...]
[...] La thèse de G. Blin, voyant l'unité au-delà de la diversité est donc validable apparemment. Le titre donne déjà sa teinte à l'œuvre; en outre c'est bien la prose qui, donnant plus de place au poète que le vers, nous informe davantage sur sa façon de voir le monde, façon qui chez Baudelaire est négative. La prose laisse la place à une discursivité qui dit constamment la distance et la déception face au monde. D'abord des pièces comme "Les yeux des Pauvres" où le poète apprend "combien la pensée est incommunicable même entre gens qui s'aiment". [...]
[...] Baudelaire est inédit donc et car hétérogène. "Assommons les pauvres" montre toute son ambiguïté : ironie à l'égard des œuvres des utopistes socialistes, qu'il a pourtant lues enfermé dans sa chambre depuis des jours, il s'avère pourtant préoccupé par la question sociale (comme le montrent " Les Yeux des Pauvres", "Le Gâteau", "Le Joujou du pauvre»). Cependant il garde une position aristocratique, et montre une violence extrême par rapport au mendiant. La discursivité est évidente vu l'engagement dans le thème traité mais on ne peut observer aucune posture didactique systématique ou systématisante. [...]
[...] La parole prime chez Baudelaire, puisque ce n'est pas la volonté de faire qui infléchit la façon de dire, mais plutôt la volonté de dire qui infléchit la façon de faire, c'est-à-dire le choix de la prose. Ce choix permet à l'auteur une grande liberté d'action, déstabilisante pour les lecteurs de sa poésie versifiée. Mais dans sa prose, Baudelaire assume à la fois cette diversité, l'inachèvement de son œuvre et sa colère à l'encontre du monde; en outre il assume et pressent peut-être le manque d'unité qui en ressortira. [...]
[...] Baudelaire veut transcrire la musicalité du monde prosaïque, et par rapport à A. Bertrand, il se lance dans une expérience inconnue qu'il sait pleine de pièges. Ne dira-t-il pas " Dangereuse comme la prose", c'est-à-dire "Dangereux comme la liberté absolue"? Le Spleen de Paris montre toutefois le manque de foi qu'avait Baudelaire en la prose, dans laquelle il a été "embarqué", entraîné. Cette "belle langue de [son] siècle" est en effet privée de la sécurité formelle de la poésie versifiée qu'il maîtrisait par ailleurs déjà à la perfection. [...]
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