À ne pas entendre dans son sens affectif, mais dans son sens de "vif intérêt donné à". Balthazar Claës est l'archétype même du monomane obnubilé par la science et les découvertes qu'elle peut engendrer. Pourtant, à bien y regarder, ce n'est pas tant par l'intérêt de la science ou par une quelconque passion que Balthazar s'accroche à ses expériences, mais par ce qui peut hypothétiquement en découler : à chaque demande d'argent faite à sa femme et à sa fille, l'argument-type systématique est celui de la fortune qu'engendreraient ses découvertes, notamment la fortune issue de la possibilité de créer du diamant ou de l'or. Balthazar n'est pas tant obnubilé et obsédé par la science que par ce qu'elle peut lui permettre d'obtenir : la fortune, la gloire, la réputation, le prétendu intérêt de sa famille. Néanmoins, il est un démiurge, un démiurge qui échoue dans la mesure où ses expériences le coupent de la réalité ; l'art, la culture à travers lesquelles s'incarnent Balthazar, ne peuvent lutter contre la nature. "L'Art serait-il tenu d'être plus fort que ne l'est la Nature ?" (P.45) écrit Balzac ; peut-on dès lors penser que, si l'homme s'émancipe de son état d'animal par la culture (et ici, par la science), il n'en reste pas moins que pousser cette dernière trop loin conduit systématiquement à l'échec ? Explicitons cette idée. L'homme fait éminemment partie des animaux qui peuplent la Terre ; cependant, il s'en différencie par le fait qu'il est doté de raison et d'intelligence, desquels procède la culture : la littérature, l'histoire, les coutumes, la morale, la science... Tous les personnages du roman sont des êtres humains, des animaux imprégnés de la culture. Or, Balthazar est, à première vue, la personne qui repousse le plus possible cet état primitif d'animalité : de par son obsession vis-à-vis de la science, la logique voudrait qu'il mette sans arrêt sa raison et son intelligence au profit du progrès, progrès qui est l'apanage de l'être humain. S'il fait preuve de diligence dans ses expériences, celles-ci n'en restent pas moins caractérisées par l'excès : Balthazar veut s'émanciper de la part d'animalité qui existe en l'homme mais, de par son obsession, ne fait que plus s'en rapprocher là où la recherche de l'Absolu agit comme une drogue dont il ne peut se défaire. Balzac l'illustre lorsque Balthazar, à plusieurs reprises, supplie sa femme ou sa fille de lui prêter de l'argent afin de commander de nouveaux ingrédients, de nouvelles substances chimiques (...)
[...] La science est femme, femme dont est jalouse Joséphine Claës, comment une femme, dont le pouvoir est limité par la nature, peut-elle lutter avec une idée dont les jouissances sont infinies et les attraits toujours nouveaux ? (P.97) ; de fait, la culture et plus précisément la science, paraît ici dotée de pouvoirs incommensurables et contre lesquels on ne peut lutter. Balthazar y est asservi. L'emprise exercée par la science est telle que, lors du seul moment où Balthazar oubliait la recherche de l'Absolu, c'est-à-dire durant le mariage de ses enfants, il fallut que son valet, Lemulquinier, paraisse aussitôt (P.288) : il ne peut y échapper. [...]
[...] Le poète déchiffreur révèle le monde, le réel, comme le fait le romancier : c'est précisément ce que réclame le peinture Frenhofer, qui, dans le Chef d'œuvre inconnu, affirme : La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer ! Tu n'es pas un vil copiste, mais un poète ! [ ] Nous avons à saisir l'esprit, l'âme, la physionomie des choses et des êtres. [ ] Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l'effet de la cause qui sont invinciblement l'un dans l'autre ! La véritable lutte est là ! [...]
[...] Chimie et peinture fonctionnent donc sur un mode suggestif ouvert à l'imagination, en aval, du lecteur : déjà auparavant, Balzac s'était aperçu des possibilités suggestives du principe de la conservation des masses de Lavoisier. Il vise néanmoins, avec Balthazar, encore plus haut : la recherche d'une expérience prouvant la théorie de l'unité de la matière, la recherche de l'Absolu. La connotation métaphysique du Grand Tout, de l'origine unique de toute chose est évidente et féconde pour la littérature : matérialisme empirique et ontologie idéalisée se rejoignent, chimie et philosophie se retrouvent l'une l'autre dans un nouvel oxymore suscitant un imaginaire décuplé. [...]
[...] En chaque cas l'on retrouve un vocabulaire technique qui donne même à l'écriture du roman une influence scientifique : Balzac renforce systématiquement l'obsession de Claës, cette tête pleine de patience [ . ] où la passion semblait calme parce qu'elle était forte (P.70). Le Génie n'est-il pas un constant excès qui dévore le temps, l'argent, le corps et qui mène à l'hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises ? (P.69) : de fait, Balthazar a des passions mauvaises, à savoir son intérêt excessif pour la science. Or, il nous est également décrit, non sans ironie, comme un génie incompris. [...]
[...] À y regarder pourtant de plus près, la valeur poétique donnée à la science et à l'art n'est que le parallèle de celle donnée à l'amour : l'Absolu scientifique de Claës côtoie ainsi l'Absolu amoureux de Joséphine (P.111). Or, il s'avère que c'est précisément Marguerite et Emmanuel qui, en dernière instance, incarnent cet Absolu amoureux. Réalisme et aspect symbolique/poétique. Il serait réducteur de cantonner le roman de Balzac à l'aspect réaliste du texte : il y a certes de très nombreuses mentions de lieux, de dates et d'éléments qui se retrouvent dans la vie réelle. [...]
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