Pierre Emmanuel (1916-1984) publie en 1951 Babel, qui rend compte des blessures que le totalitarisme inflige à l'homme. Se souvenant de l'immédiat après-guerre comme d'un champs de ruines, il écrit en 1959 : « Je ne partageais l'optimisme de personne — mais je
croyais en l'homme à ma façon : en l'essence humaine, indestructible, capable de souffrance infinie. Je me crus de taille à bâtir une épopée spirituelle de l'histoire humaine, non point dans sa nouveauté, mais dans sa sempiternelle répétition : ce fut Babel [ …] » Cette fiction, à la fois fondée sur le mythe biblique et ancrée dans la réalité historique, est aussi, pour le poète-prophète se référant aux Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, un « mémorial de cette monstruosité double et une », l'hitlérisme et le stalinisme. L'histoire proche, sombre et belliqueuse, offre l'opportunité d'une résurgence de l'épopée, articulée à une virulente satire dénonçant l'asservissement de l'homme par l'homme.
[...] Par la section L'orage sous la terre Pierre Emmanuel répond à cette question qu'Oreste pose à Zeus. Juste après le meurtre du pâtre, le Récitant se lamente : la dernière colombe était morte, et le dernier aigle était mort.38 Dieu vient ensuite lui-même se mêler aux hommes perdus et réifiés : L'Éternel est à la recherche des hommes : [ il] souffle son Verbe dans les profondeurs 39 ce qui enclenche le processus de renaissance, par la rencontre du Livre et du Récitant. [...]
[...] En effet, la deuxième épigraphe, celle de la partie Le bâtisseur est extraite de The Rock de T.S. Eliot, ensemble de chœurs relevant du lyrisme sacré, chantés en 1934 pour promouvoir la construction de nouvelles églises à Londres : You, have you built well, have you forgotten the corner-stone ? Dans ces vers du deuxième chœur, le locuteur s'adresse à ses contemporains qui gisent sans défense dans une maison en ruine notre poète part de cet effondrement pour construire son épopée spirituelle de l'histoire humaine en y intégrant aussi bien le leur demandant s'ils ont bien construit leur demeure sans oublier la pierre d'angle. [...]
[...] cit., p facteur de totalisation dans l'unité : En lui, tout ce qui est au monde et dans l'homme est restitué à sa dignité de chose pleinement dicible : et cette plénitude est le chant.49 Aussi le poème Veni Creator exprime-t-il le souhait de Pentecôte, la réconciliation de tous les hommes en un seul Verbe réunis 50 C'est ainsi l'identité du poète, singulier universel (sous-titre de l'autobiographie Qui est cet homme), qui unifie les fragments hétérogènes, par un effort qui est peut-être l'héroïsme moderne : l'ambition d'être une immanence en tension dans la transcendance, d'être un homme, à chaque instant, absolument responsable et libre. Mais les derniers mots de Babel posent question. L'écroulement de la Tour ne signe pas la fin de la tendance luciférienne que représente le Roi. [...]
[...] Les données du canevas biblique sont transposées dans une réflexion poétique et philosophique, où la totalité est l'enjeu principal et ce, tout autant par rapport à ce qui est raconté, que par rapport à l'ambition du poète luimême, une volonté de totalisation qui s'exprime dans les grands espaces qu'affectionne particulièrement Pierre Emmanuel en poésie, parce qu'« ils sont aux dimensions vraies de l'esprit : ce dernier s'y épanouit [ ] en intégrant tout à soi.6 * En substance, Babel décrit l'établissement et la chute d'une dictature, qui veut être le Tout, contre Dieu et contre l'homme Après le déluge et avant l'avènement du Chef, le monde est comme neuf, et les hommes sont en harmonie avec lui. Mais peu à peu se révèlent des failles dans l'évidence de la langue adamique. La logique excessive se met à englober la réalité, à faire dépendre l'être d'elle, et même l'Être par excellence, Dieu, réduit à n'être plus qu'un fragment, une qualité de l'esprit. [...]
[...] Alors que toute épopée contient en principe un héros, il n'y en a apparemment pas, au sens traditionnel, dans Babel ; le personnage du pâtre meurt très tôt, et s'il renaît c'est pour s'universaliser. La lutte se fait sans nom, mais avec pour but précisément la réapparition (miraculeuse de la personne humaine. Babel n'est donc pas un poème héroïque à moins 16 ŒPC p Parmi tant d'autres rejets et contre-rejets, celui-ci est assez expressif de la fragmentation des choses et de l'homme. [...]
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