Quand tout est prêt, la lumière s'allume...
Cinq minutes plus tard entre, immanquablement en se raclant la gorge, un mégot éteint au coin des lèvres, monsieur Fernand. Le premier client, le premier accoudé au comptoir. Le patron n'a pas besoin d'être bien réveillé pour l'accueillir. M. Fernand, tous les matins depuis des années, entre sans mot dire, se dirige le dos un peu voûté vers le zinc et attend son café, il garde les yeux baissés, il semble dormir encore ou bien ruminer d'anciennes avanies qu'il aurait subies à son travail. M. Fernand est caissier dans l'entreprise de clous et boulons, à cent mètres d'ici. Mécaniquement, le patron lui prépare son café. A la première gorgée brûlante, M. Fernand s'anime. Se redresse d'abord en secouant les épaules, la droite puis la gauche (...)
[...] Tout le corps écrasé de Femand se détend, se déploie un peu. Il regarde le patron, fait oui de la tête. Le silence n'est plus le même, le confort revient à grands pas. Le cœur du patron bat vraiment fort, mais il se sent victorieux, inspiré. Soudain, une pensée fulgurante, comme il n'en pas eu dix dans sa vie déjà longue, le traverse, le remplissant de joie et de fierté, et se mue en cette réplique définitive : Votre boule, ça ne prouve rien, c'est peut-être les nerfs. [...]
[...] Les habitués du soir ont eu, seuls, le privilège d'une anecdote sur son passé militaire. Avec Femand, le patron hoche beaucoup la tête parce qu'il est d'accord avec tout ce qu'il sait qu'il va débiter, lâche quelques monosyllabes. Le monde n'est pas si mal fait que cela, au moins dans le bistrot bien rangé, parce que Femand n'a pas du tout envie d'entendre sur l'actualité ou le basket des opinions qui divergeraient des siennes ; franchement, ça lui gâterait des journées qui n'ont vraiment pas besoin de ça. [...]
[...] Et ce qui le pétrifie, c'est une dose immense de désarroi. Il avait depuis longtemps le pressentiment que bientôt surviendrait ce quelque chose qui ruinerait les paisibles demi-heures avec Fernand. C'est lui, le patron, qui maintenant se voûte, écrasé par la monstrueuse nouveauté, par l'horrible nécessité de réagir, à une heure où tout est programmé. C'est qu'il n'a aucune formule en tête, dans ce genre de situation. Et puis il trouve bien injuste ce qui lui arrive, à lui ; au fond, c'est plus cruel que la prétendue tumeur à la main de l'autre qui est devenu complètement hystérique. [...]
[...] Au fond, Femand, c'est l'alpha et l'oméga, la preuve pour le patron que le monde a du sens. Il va alors falloir lui dire quelque chose sur sa boule sur la main, puisque c'est ce truc-là qui le tracasse. Mais quoi ? Lui, la médecine . il ne sait même plus quand il est allé voir un médecin pour la dernière fois. On ne devrait pas parler de ses maux, c'est la vie privée, tandis que le basket et la météo . [...]
[...] Rien n'a bougé de sa minutieuse installation, pourtant le patron a désormais l'assurance, aux alentours de 6 heures 45, qu'il existe, qu'il est bien là dans le réel. M. Fernand en est la preuve la plus fiable. Il doit rester jusque vers 7 heures 10 au comptoir, avant de repartir, le dos voûté, vers l'entreprise de clous et boulons. Une demi-heure quotidienne avec en scène seulement M. Fernand et le patron. On ne peut pas dire qu'il y ait une conversation, aucun ne le désire vraiment. Taciturne, le patron, tous les clients et les serveurs qu'il embauche à temps partiel peu vent le confirmer. [...]
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