Le récit de La mort à Venise met en scène le lent voyage initiatique vers le désir et la mort de l'écrivain Aschenbach. C'est lors d'une mystérieuse rencontre avec un homme à la physionomie singulière que l'artiste entreprend son périple dans « la cité des eaux » pour fuir l'aridité et le difficile labeur de son travail créateur. L'extrait que nous avons à commenter nous narre son arrivée à Venise et succède au trajet de l'écrivain en bateau témoignant déjà de l'atmosphère ambiguë, de la beauté à la fois « enjôleuse » et « suspecte » de la cité. La description laudative des différents monuments de la ville suggérant un espace onirique est suivie en effet de la rencontre de l'écrivain avec des personnages étranges et prophétiques, « un matelot sale et bossu », « un faux jeune homme », qui sont autant de visions discordantes dans l'harmonie voluptueuse de Venise. Ce qui nous amène à la question suivante : « En quoi l'arrivée d'Aschenbach dans la cité des Doges est-elle prophétique de la destinée tragique de l'écrivain ? Autrement dit, en quoi ce passage est-il le commencement d'un lent voyage initiatique vers la tentation dionysiaque, se concluant par la mort « logique » de l'artiste ?
[...] De fait, la perception ambiguë qu'il a de Venise nous signale que c'est un homme du passé qui pénètre dans les eaux tortueuses vénitiennes, un homme en proie à des interrogations sur sa conception éthique de l'existence que la cité lui renvoie comme dans un miroir. Certes, la ville de Venise agit sur la conscience d'Aschenbach, mais elle n'en modifie aucunement le cours de sa pensée ; elle ne fait qu'affirmer le commencement de la lutte entre l'ordre apollinien et le chaos dionysiaque préfiguré au début du récit par son envie de voyager. [...]
[...] Mais si les critiques ont souvent estimé que l'œuvre était la victoire de Dionysos sur Apollon, la distanciation qu'établit le narrateur entre lui et son héros, mettant d'autant plus en exergue la perdition d'Aschenbach par sa description sans parti pris, témoigne d'un auteur qui, lui, n'a pas succombé aux appels de la paresse intellectuelle et a réussi à transposer ses doutes d'artiste à travers la sphère de l'art. [...]
[...] L'effort ininterrompu vers la perfection qui a animé Aschenbach jusqu'à son départ pour Venise cède au renoncement et au désir de vivre dans l'instant en annihilant sa volonté. Un abandon de l'artiste d'autant plus signifiant qu'il s'accompagne de la distanciation du narrateur pour son héros, dont l'omniscience contraste violemment avec l'apathie d'Aschenbach. En effet, au début de la traversée, on peut observer une certaine sympathie du narrateur pour l'artiste. Les deux questions rhétoriques Qui n'aurait pas eu à combattre un frisson fugitif, une appréhension et une angoisse secrètes en montant pour la première fois ou après en avoir depuis longtemps perdu l'habitude, dans une gondole vénitienne ? [...]
[...] On observe ainsi tout d'abord que Venise est perçu par l'écrivain comme un espace onirique dans lequel Aschenbach goûte avec plaisir la légèreté d'une volupté nouvelle. Se mêle en effet tout au long de l'extrait une isotopie du calme et de la douceur suggérant un lieu apaisant et silencieusement reposant : Mais le calme particulier de la ville aquatique semblait doucement accueillir leurs voix ( ) Comme le calme grandissait autour de lui ! ou encore On n'entendait rien d'autre que le clapotis de la rame Cette atmosphère de calme et de sérénité est accentuée par l'harmonie imitative du début de la traversée qui rend sensible les mouvements de l'eau par la ponctuation fortement présente cadençant les phrases selon le rythme des flots, Caressé par le souffle tiède du sirocco, appuyé contre des coussins sur l'élément mouvant, le voyageur ferma les yeux ( le bruit creux des vagues venant battre contre l'éperon de la barque qui, raide, noir et hérissée comme une hallebarde à son extrémité, se dressait au-dessus de l'eau ( ) L'atmosphère enjôleuse de Venise suscite ainsi pour l'écrivain une volupté nouvelle dans laquelle il s'abandonne avec délectation comme le montre le comparatif d'égalité Le voyageur ferma les yeux en jouissant d'un abandon aussi suave qu'inhabituel Une volupté nouvelle pour un homme fuyant le sentiment comme la peste, comme nous le verrons à la fin de cette partie, qui se traduit par un registre de la sensation qui témoigne que l'écrivain éprouve la ville par sa sensibilité : Caressé par le souffle tiède du sirocco ( Doucement ballotté, il se sentit glisser loin de la cohue et de la confusion des voix Venise agit véritablement sur la conscience d'Aschenbach, le fait sortir du monde réel qui l'entoure pour le faire pénétrer dans le monde du rêve. [...]
[...] Le narrateur, lui, le sait, la mort de l'artiste est annoncée dès le titre de l'œuvre. La mort à Venise s'apparente alors tout à fait à la définition que Meschonic donne du roman, un enchaînement logique, nécessaire entre les différents éléments de l'histoire de sorte que le retournement terminal ne peut être autre que celui annoncé par l'écrivain De fait, la traversée de Venise annonce le destin tragique d'Aschenbach tout d'abord par la figuration omniprésente de la mort enveloppant la beauté vénitienne de son voile noire. [...]
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