La pièce Phèdre de Racine est vue comme un chef d'œuvre de l'auteur, et un modèle de tragédie classique. Les pièces de ce genre extrêmement codé doivent exposer, le temps d'une révolution du soleil, une suite d'actions dramatiques où des personnages mythiques, soumis aux dieux, évoluent inexorablement vers un destin funeste, dans un déferlement de passions.
Racine reprend ici une intrigue d'Euripide et tente de la rendre plus perceptible aux mœurs de son époque. Dans le mythe, Vénus condamne l'héroïne éponyme à une passion déraisonnée pour Hippolyte, son beau-fils, personnage trop chaste, et trop soumis à Artémis à qui il a fait construire un temple. La mort annoncée puis le retour de son mari, le roi Thésée, va déclencher la mise au jour de passions incestueuses, de rivalités de successions, qui fait de la fin de cette journée le théâtre de crimes terribles : ainsi, Jean Cocteau, ayant repris le mythe dans La Machine Infernale, y présente la tragédie comme « une des plus grandes machines construites par les dieux infernaux pour l'anéantissement mathématique d'un mortel. »
Cette citation, que résume parfaitement le titre de machine infernale, insiste sur l'origine divine du déroulement de l'action : le ton est affirmatif, emphatique, chaque nom possède un attribut l'inscrivant dans le registre d'une puissance négative et implacable. Il s'agit, par delà l'allusion aux dieux, de glorifier l'aspect méthodique de la tragédie, une logique inexorable qui va nécessairement de pair avec l'exacerbation des passions, de la folie d'un personnage. Les notions de terreur et de pitié, le phoibos et l'eleos propres à la visée cathartique de la tragédie, transparaissent aussi ici, dans l'aspect « formidable » de cette machine, l'inhumanité qui guide les rouages du destin des humains.
Mais les hommes s'imposent aussi leurs propres tabous, leurs propres dieux : le sentiment de culpabilité omniprésent dans Phèdre, la trop grande puissance du roi Thésée qui n'est après tout qu'un roi humain et faillible, et l'idée lointaine qu'avant tout, c'est un homme, le tragédien, qui est à l'origine de l'œuvre, nécessitent d'observer de plus près celle de Racine : il s'agit d'éprouver ce modèle de tragédie classique en se demandant s'il s'agit aussi d'un modèle de machine infernale totalement inhumaine, ou si les rouages qui torturent les personnages ne sont pas un peu, eux aussi, humains.
[...] exemple sinistre illustre l'empire des hommes sur leur destin, même inconscient : Hippolyte, qui aura à souffrir une mort atroce, augure celle-ci A.II sc.5 : Neptune le protège, et ce dieu tutélaire / Ne sera pas en vain imploré par mon père On peut ainsi retracer succinctement des rapports d'autorité entre les personnages, forces interagissantes et pouvant toutes seules se conduire au supplice, à l'instar des dieux les plus machiavéliques ; des lois faillibles, incompréhensibles à un sentiment si simple et si fort que l'amour, et part là inhumaines. Et pourtant la tragédie se situe ici dans un univers bien loin des dieux. Le personnage de Thésée est comme on l'a évoqué empreint d'une puissance trop grande, pour le malheur des autres personnages : ce sont ses absences et ses présences qui réveillent et déclenchent les passions de ceux qui sont sous sa loi. [...]
[...] Cette passion soudaine prend les personnages de court, qui n'arrivent pas à s'avouer leurs passions incestueuses ou parjures : Aricie est condamnée à la vie de paria ; ni Hippolyte, ni Phèdre n'arrivent facilement à l'aveu ; Phèdre fait en vain bâtir un temple à Vénus pour conjurer son amour (v.280), etc. Cette situation d'incompréhension face à l'amour est redoublée par la notion de culpabilité, qui imprègne tout le texte (omniprésence du champ lexical du crime contre l'innocence, de la loi contre les sentiments). Phèdre est dépassée, égarée, a des envies contradictoires de coiffures ou de toilettes, de sortie ou de suicide. Elle est dès le début présentée comme un personnage maladif, qui s'il veut vivre, doit tendre à la démesure, et à la tragédie. [...]
[...] Elle dit qu'elle voulait paraître odieuse, inhumaine AII sc.5 (v.684), et raconte comment elle a obligé l'objet de son amour à la détester. L'aspect implacable de la tragédie ne se manifeste donc pas tant dans des entités ou des états figés (statut de roi, amour incestueux ou parjure) que dans les inocurences, les circonstances fortuites qui ne dépendent que des hommes : une servante issue du bas peuple qui n'est asservie ni aux lois ni aux dieux, des discours mensongers ou mal interprétés, la promptitude de jugement d'un héros finissant, la voix du peuple que ces grandes âmes doivent malgré tous leurs déchirements gouverner, qui les rendent par là prévisibles aux dieux. [...]
[...] Phèdre reconnaît à Vénus sa toute-puissance sur sa destinée : Ô toi, qui voit la honte où je suis descendue, /Implacable Vénus, suis-je assez confondue ? / Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté, /Ton triomphe est parfait, tous tes traits ont porté. Mais on a vu que l'acte libre d'un mortel peut être aussi décisif qu'une action ou un sentiment d'origine divine : c'est lui qui le révèle, et les desseins divins et mortels finissent par fusionner. La machine infernale à l'allure inexorable décrite par Cocteau est en fait une mécanique latente qui nécessite bien une impulsion humaine. [...]
[...] Il y aune puissance qui règle les impulsions divines et mortelles : le tragédien. Chacun tente d'atteindre ce paroxysme qu'est Phèdre par une voie différente : c'est Racine, et non pas les dieux, qui doit fait preuve d'un machiavélisme surhumain, non pas seulement en vue de l'anéantissement total et gradué d'un personnage, mais pour exprimer de la façon la plus extrême, la plus pure, la terreur et la pitié tragique. [...]
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