Il existe des qualités types pour faire un bon dirigeant. Les chefs qui parviennent à leur objectif sont souvent les plus redoutables. En effet, il vaut mieux être redouté qu'aimé, et il est toujours plus prudent d'être cruel que de faire preuve de compassion. Les circonstances n'ont rien à voir là-dedans, et l'âme humaine est ainsi faite que le chef qui fait preuve de compassion va forcément se faire déborder, tôt ou tard. Parce que la nature humaine est ambivalente. Une part de lumière, une part d'ombre. Il y a toujours un moment où la compassion sera prise pour de la faiblesse. Si elle est prise pour une faiblesse, elle en devient une. Ce qui compte, c'est la force que le peuple place en son dirigeant. Ce n'est qu'une question de perception, donc de symbole, d'image. Et cela se travaille.
Vous connaissez l'histoire de Kagemusha ? C'est le dernier film de Kurosawa, produit par Francis Ford Coppola en 1980. Une oeuvre magnifique vraiment : un chef de clan sait qu'il va mourir. Son rêve était de prendre Kyoto, la capitale, et d'y planter son drapeau. C'est un guerrier courageux, et il est redouté par tous ses ennemis, qui n'osent l'attaquer. S'il meurt, son clan est perdu, parce que tous les clans concurrents vont l'assaillir. Alors il imagine une solution fabuleuse. Il demande à ses hommes de cacher sa mort pendant au moins trois ans. Il estime que c'est le temps nécessaire pour avancer sur Kyoto. Un type qui a une silhouette proche de la sienne le remplace, et malgré les rumeurs, les clans adverses admettent que le chef est toujours vivant, puisqu'on le voit. De loin, bien sûr, toujours de loin, mais on le voit. Etre vu, être présent par des signes ou des symboles, être craint : c'est la leçon du pouvoir.
Qu'est-ce que la liberté si elle cède ? Cette question fut posée par François Mitterrand en 1938, alors qu'il n'était qu'un tout jeune journaliste et qu'il signait son premier article sur l'Anschluss. C'était peut-être une phrase improvisée sous sa plume, mais il en a fait une règle de vie.
C'est à l'évidence une idée machiavélienne. Pas cependant au sens du cynisme ou des motivations négatives. Je sais bien que c'est souvent le sens que l'on prête à présent à ce qualificatif. Mais le machiavélisme, en tout cas la pensée de Machiavel, n'est rien d'autre que le réalisme le plus élémentaire, une vision adulte des choses de ce monde.
[...] Mais, aussi triste que cela puisse paraître, ce manque de maturité s'avère en fait d'une parfaite cohérence. De nombreux dirigeants continuent de se battre intérieurement avec leurs problèmes de crèche. Hitler, Staline ou Saddam Hussein : leur entêtement n'est pas sans rappeler des comportements de nursery. La possibilité pour le prince de mener une vie paisible et de ne pas chercher à obtenir toujours plus n'est même pas considérée. Pourquoi pas ? Parce que, tout simplement, cette option n'est pas valide parmi les villes Etats de la Renaissance italienne. [...]
[...] Quelles ont donc été les méthodes employées par Rome pour atteindre à une telle grandeur ? Pour Machiavel, la question est avant tout pratique, puisqu'il endosse l'hypothèse humaniste selon laquelle quiconque «considère les affaires présentes et anciennes comprend rapidement que toutes les cités et tous les peuples ont les mêmes désirs et les mêmes traits». Ce qui signifie que «celui qui examine avec diligence les événements passés prévoit aisément les futurs» et «peut leur appliquer les remèdes utilisés par les anciens», ou au moins en «concevoir de nouveaux à cause de la similarité des événements». [...]
[...] Mais ses méthodes sont autre chose. Elles constituent une science, une science toute nouvelle, la science politique. Pendant ce temps la politique italienne continue son kaléidoscope d'alliances et de trahisons. La République florentine demeure sous la menace, mais cette fois des Médicis qui ont réussi à rallier des soutiens pour favoriser leur réinstallation comme maîtres de la cité. Bien que secrétaire du Dix de Guerre, et ainsi principal responsable des questions militaires florentines, Machiavel n'a aucune expérience militaire. Les Florentins ont décidé il y a des années avec beaucoup de sagesse que les questions militaires sont mieux placées dans les mains de personnalités civiles. [...]
[...] Sur ce sujet, Machiavel ne dit strictement rien. Son silence est éloquent. Son écho va parcourir toute l'Europe chrétienne, déclenchant d'abord un silence de surprise en retour, puis des clameurs d'exécration qui finiront par s'évanouir. Contre la morale ordinaire Si les princes ne doivent pas se comporter en suivant les diktats de la moralité, comment diable doivent-ils le faire ? La réponse de Machiavel est donnée au début du chapitre 15. Un prince sage sera guidé surtout par les diktats de la nécessité. [...]
[...] Si la loi est utilisée pour «maintenir la pauvreté des citoyens», cela les empêchera effectivement, même s'ils sont dépourvus de bonté et de sagesse, de pouvoir corrompre les autres ou eux-mêmes avec des richesses. Si dans le même temps les coffres de la cité demeurent remplis, le gouvernement sera capable de déjouer toute tentative de corruption des plus riches en s'attirant la bienveillance du peuple, puisqu'il sera toujours possible d'accorder des récompenses plus grandes pour des services publics que privés. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture