Dire de l'existence de Giacomo Casanova qu'elle est un roman est devenu un lieu commun. Il est vrai que l'Histoire de ma vie peut se lire comme une œuvre romanesque colossale, dont maints épisodes seraient susceptibles d'être attribués à l'abbé Prévost.
Cependant, bien avant d'être mémorialiste, sinon mémorialiste et romancier, Giacomo Casanova est un homme de théâtre. Homme de théâtre, dans la mesure où il n'a cessé de fréquenter le monde des actrices, des danseurs, de l'opéra, tout au long de son existence et depuis le commencement de celle-ci, puisqu'il est le fils d'une comédienne célèbre, Maria Giovanna Farusso, plus connue sous le surnom de la Buranella. Casanova a toujours entretenu des rapports étroits, sinon avec sa mère, du moins avec le milieu où elle évoluait, puisqu'il fut lui-même joueur de violon dans un orchestre du théâtre de Saint Samuel, à Venise (épisode qu'il narre au chapitre VI du volume II de ses Mémoires), puis l'ami de la famille Balletti qui l'accueillit à Paris en 1750 et en 1757, et dont la mère Silvia créa nombre de rôles des œuvres de Marivaux. Parmi tous les autres épisodes où Casanova est en rapport avec le monde du théâtre, nous pouvons évoquer son expérience de critique dans sa propre revue, Le messager de Thalie, et son œuvre dramaturgique, puisqu'il écrivit une courte pièce durant sa retraite à Dux, en Bohême.
A partir de cette longue familiarité avec le théâtre, un modèle théâtral existentiel devient prégnant dans la conscience de Casanova. Par modèle théâtral existentiel, il faut entendre que c'est en fonction des règles et des situations topiques du théâtre que Casanova interprète les évènements de sa propre vie. S'il rencontre une femme, Casanova caractérise l'évènement de « scène ». S'il cherche à nouer un commerce amoureux avec elle, la situation devient une « intrigue » à ses yeux. En somme, le théâtre lui fournit une expérience préalable à l'expérience pratique (l'abbé Prévost, dans la Préface de Manon Lescaut, parle des degrés de lumières apportés par le roman et qui suppléent à l'ignorance du lecteur) à partir de laquelle il peut reconnaître et découper dans le monde des évènements interprétés comme des situations théâtrales, et subsumer chacun d'eux sous une grande catégorie du genre. Une citation de l'Histoire de ma vie à propos de l'épisode Londonien de la Charpillon est à cet égard révélatrice (Volume IX, chapitre 12) : « Ce fut la clôture du premier acte de ma vie. Celle du second se fit à mon départ de Venise en 1783. Celle du troisième arrivera apparemment ci où je m'amuse à écrire ces mémoires. La comédie sera alors finie, et elle aura eu trois actes. Si on la siffle, j'espère que je ne l'entendrai dire de personne ». Mais c'est dans la Préface que l'identité du monde et du théâtre est le plus clairement affirmée : « La mort est un monstre qui chasse du grand théâtre un spectateur attentif avant qu'une pièce qui l'intéresse infiniment finisse ».
[...] Plus loin dans le texte, pages 515 et 516, les deux lettres que reçoit le héros de la part de Monsieur d'Antoine ont également une fonction dramaturgique : la première confirme les craintes du héros, redoutant que sa compagne ait été reconnue Cette lettre, dis-je à Henriette, m'inquiète ; la seconde précipite le dénouement, en contraignant Henriette à recevoir Monsieur d'Antoine, son parent, démarche dont la fin de ses amours avec Casanova sera la conséquence immédiate. Ces lettres ont donc, elles aussi, une fonction dans la progression dramaturgique de l'action. [...]
[...] L'importation des structures théâtrales dans l'écriture mémorialiste A. Macrostructures : les cinq actes des amours d'Henriette et Casanova Une première circonstance peut nous interpeller dans l'étude de cet épisode relaté au volume III de l'Histoire de ma vie : il semble que la règle des trois unités ait servi de modèle à Casanova. Il ne s'agit pas de prétendre que la correspondance est absolue, ni que les unités de la dramaturgie classiques sont scrupuleusement respectées. Cependant, l'unité d'action est bien réelle (il s'agit de la rencontre, des amours et de la séparation d'Henriette et Casanova) ; l'unité de lieu n'est guère bafouée (la scène se passe pour la plus grande partie à Parme) ; et si l'unité de temps excède vingt-quatre heures, il faut cependant noter que la pièce de leurs amours débute, page 473 de l'édition Bouquins, à la pointe du jour Le lendemain à la pointe du jour, je me réveille à un tapage extraordinaire qu'on faisait dans la salle, et presque à la porte de ma chambre et finit également, page 520, à la pointe du jour Elle partit à la pointe du jour, ayant près d'elle sa femme de compagnie, un laquais assis sur le siège du cocher, et un autre qui la précédait à cheval La réitération de cette précision par le narrateur confère à l'épisode une unité temporelle qui rivalise avec celle des tragédies les plus régulières. [...]
[...] Cependant, tout le reste de cette définition s'accorde au passage qui nous occupe. En effet, nous pouvons trouver un caractère tragique aux amours d'Henriette et Casanova, puisque l'univers de ce dernier est fortement structuré par l'idée de Providence et dans une croyance en l'autorité de la Fortune. Parmi toutes les preuves de cette affirmation que l'on pourrait avancer, peut être une citation des Mémoires du Prince de Ligne à propos de Casanova est-elle suffisamment éloquente : Il prétendait que chaque chose qu'il avait faite, c'était par l'ordre de Dieu, et c'était sa devise Cependant, une citation de Casanova lui-même peut renforcer l'idée d'une croyance très forte et psychologiquement prégnante en des forces surhumaines et toutes puissantes qui entravent sinon annulent la liberté humaine, puisqu'il écrit à propos de la Fortune : Il semble qu'elle n'ait voulu exercer sur moi un empire absolu que pour me convaincre qu'elle raisonne, et qu'elle est maîtresse de tout ; pour m'en convaincre, elle employa des moyens frappants tous faits pour me faire comprendre que ma volonté, bien loin de me déclarer libre, n'était qu'un instrument dont elle se servait pour faire de moi tout ce qu'elle voulait. [...]
[...] Cependant, l'existence du dialogue dans cet épisode ne se réduit pas à la situation d'interlocution fictive entre le narrateur et le lecteur, puisque le récit fait une large place à des successions de répliques qui ne sont entrecoupées par aucune intervention du narrateur. Par exemple, la fin du chapitre II est caractéristique de ces échanges directs, rapides, ou le lecteur peut oublier qu'il lit des Mémoires, et croire qu'il a entre les mains une pièce de théâtre : - Dieu soit loué. Soyez sûre que je vous aime. Choisissez donc. Prononcez. - Et toujours dans ce ton. [...]
[...] Le chapitre V est le dernier acte de leurs amours, puisque Henriette quitte Casanova, et le laisse désespéré à l'Hôtel des Balances, à Genève. Si l'action n'épouse pas exactement les règles de la dramaturgie classique (l'action se noue chez Casanova au quatrième acte plutôt qu'au troisième) il n'en est pas moins vrai qu'elle est structurée en cinq mouvements qui correspondent tous à un stade clairement identifié de sa progression. Avant l'Histoire de ma vie, les cinq Lettres Portugaises de Guilleragues avaient déjà dessiné le parcours dramatique de l'exaltation de la passion et de son déclin. [...]
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