« J'écris mes livres comme on ferait un tableau. Et tout tableau est d'abord une composition », expliquait Claude Simon à Jacqueline Piatier, journaliste du Monde. L'écrivain, selon ses termes, décrit « une image qui se forme en lui », dans toute sa mobilité, mêlant le projet de l'écriture, l'imaginaire et la langue au temps de l'écriture. C'est pourquoi, lors de la conférence Nobel du 9 décembre 1985, il déclarait : « on n'écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s'est passé avant le travail d'écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci ».
...Il ne s'agit donc pas d'opposer un passé et un présent de l'écriture pour lesquels l'interférence est inévitable, mais de les lier grâce à la langue : la littérature est une « symbiose » de ces éléments. Claude Simon écrivait : « lorsque je me trouve devant ma page blanche, je suis confronté à deux choses : d'une part le trouble magma d'émotions, de souvenirs, d'images qui se trouve en moi, d'autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser. ». Nous avons vu que ce « trouble » que décrit Claude Simon parasitait en quelque sorte les souvenirs en introduisant la notion de fiction dans des textes qui en paraissent aussi éloignés que L'espèce humaine. Cependant, c'est bien la langue qui va faire de ces textes basés sur des faits historiques, même biaisés, des œuvres littéraires. La langue nous parle et c'est elle qui réactive la mémoire.
L'écrivain est comme dépassé par la langue : « On se met à écrire et puis le langage, de lui-même, engendre quelque chose dont on ne savait pas qu'on était porteur ». Claude Simon cite Novalis : « il en va du langage comme des formules mathématiques : elles constituent un monde en soi, pour elles seules ; elles jouent entre elles exclusivement, n'expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui justement fait qu'elles sont si expressives que justement en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses ». On a souvent étudié le pouvoir des mots chez les poètes, la façon dont un mot en appelait un autre, comme s'il possédait une certaine autonomie vis-à-vis de l'écrivain, en même temps qu'une dépendance par rapport aux autres mots. Les mots évoquent des images, un simple son appelle un « tableau ». Nous avons évoqué les contraintes du format, elles sont d'autant plus fortes en ce qui concerne la structure même du texte, la syntaxe et toute la composition de la phrase. Ce qui est vu comme une contrainte peut au contraire se transformer en un pouvoir des sons et du sens très fécond. Ainsi, pour le sonnet, on parlait de « corset d'épines » pour montrer que, malgré sa complexité, cette forme permet de faire émerger une signification d'autant plus forte que la forme est difficile. Claude Simon montre que l'écriture est une aventure certes rigoureuse, mais où l'écrivain doit se laisser guider. Une fois le projet initial fixé, il appartient à la langue de l'auteur de lui rendre son mouvement, sa force et son intensité.
La langue réunit les différents « tableaux » présentx dans l'esprit de l'auteur. Les analogies, les digressions, les métaphores, toutes les figures de styles unifient une pensée, une mémoire. Une seule page de Céline le montre : digressions, métaphores, points de suspensions, interjections. Céline ne se serait jamais aussi bien défendu s'il avait écrit un simple plaidoyer comme il a pu écrire des pamphlets. Dans D'un château l'autre, grâce à la langue, nous entrons dans un monde, dans son monde, grâce aux mots. Céline a créé un nouveau mode de la langue, une langue parlée, vulgaire souvent, mais qui apparaît vraie, qui est vivante.
Il ne s'agit pas de laisser totalement libre la langue : il y a une base historique chez nos auteurs ; il s'agit de ce que l'on pourrait appeler un inversement des pouvoirs. La langue, qui devait être au service du temps passé, en devient la maîtresse ; elle lui redonne vie. Le processus a lieu dans ce sens et non dans l'autre. C'est cela que Claude Simon appel une « symbiose ». La question n'est plus le « que faire ? » de Paul Valéry mais bien le « avec quoi faire ? » de Claude Simon : « les personnages de ces récits n'ont d'autre réalité que celle de l'écriture qui les instaure: comment donc cette écriture pourrait-elle « s'effacer » derrière un récit et des événements qui n'existent que par elle ? » De nombreux déportés ont écrit de témoignages. Pourtant, très peu de ces témoignages sont considérés comme des œuvres littéraires. Pourquoi, dès lors, est-ce que L'espèce humaine rentre dans cette catégorie ? On a longtemps considéré ce travail de la forme comme un ornement, un obstacle à la vérité, et c'est pourquoi on a souvent refusé de voir dans certains témoignages des œuvres littéraires. Comme si le travail de la langue empêchait de dire le vrai. George Perec disait à propos de cette œuvre que « les faits ne parlent pas d'eux-mêmes ». Il s'agit pour l'auteur de les faire parler et surtout de les donner à entendre. Il faut pour cela non seulement un travail de la mémoire, mais un travail de la forme. Le travail de la langue évite également la banalisation. Si le témoignage de Robert Antelme est si poignant, c'est parce que la langue est travaillée, parce qu'elle n'est pas une photo froide d'un événement à un lieu et un temps donnés : la langue est vivante et réactualise un fait passé pour le lecteur. Julien Gracq écrivait : « une réussite de forme est aussi de quelque manière la saisie de la vérité ».
[...] De plus, ne pouvant tout dire, tout décrire, l'écrivain doit construire son récit aux dépens de l'objectivité totale : c'est ce dont Claude Simon parle lorsqu'il évoque la composition d'un tableau : un écrivain sélectionnera un événement plutôt qu'un autre. Il nous propose des scènes qui ne peuvent échapper à un arrangement temporel. Parfois, le mécanisme de la mémoire entraîne une désorganisation du souvenir avec des digressions, des analogies. Tous ces changements du souvenir ne se font pas de manière totalement consciente. Ainsi, pour Céline qui écrit son livre comme un plaidoyer, il est difficile de ne pas penser à un aménagement de l'histoire qui le présente comme le bon Samaritain le bon médecin. [...]
[...] Avec le temps, ce n'est plus l'événement lui-même que nous voyons, mais une image reconstruite de cet évènement. L'écrivain doit sans cesse lutter contre ce mécanisme de la mémoire qui finit toujours par prendre le dessus. Sur ce point, il sera impossible de traiter Céline et Robert Antelme de la même façon puisque leurs textes n'ont pas la même visée. Céline, en utilisant des faits passés, tente de se justifier des accusations à son encontre, alors que Robert Antelme fait œuvre de témoignage. [...]
[...] . rendez-vous compte! touristes, vous risquerez rien! . Ved Stranden (tuve en danois!) vous trouverez! en bas de l'épicerie! A première vue, ces textes sont donc principalement ancrés dans un temps passé, le temps de l'écriture ne servant qu'à lui donner vie avant de s'effacer devant lui. [...]
[...] Temporalité et écriture : analyse comparée des oeuvres "D'un château l'autre" de Céline et "L'espèce humaine" de Robert Antelme (à la lumière d´une citation de Claude Simon) J'écris mes livres comme on ferait un tableau. Et tout tableau est d'abord une composition expliquait Claude Simon à Jacqueline Piatier, journaliste du Monde. L'écrivain, selon ses termes, décrit une image qui se forme en lui dans toute sa mobilité, mêlant le projet de l'écriture, l'imaginaire et la langue au temps de l'écriture. [...]
[...] Quant à Robert Antelme, nous ne pouvons le traiter de la même manière et remettre en cause ses dires, toujours est-il que, après avoir été un témoignage, L'espèce humaine est aujourd'hui considéré comme un témoignage littéraire. Ceci nous amène à nous demander ce qui fait d'un texte basé sur des faits historiques vécus un texte littéraire. Robert Antelme met en place une focalisation interne pour aborder les impressions d'un autre détenu. Mais outre cet effet voulu par l'auteur, ce dernier ne dénature-t-il pas le temps du passé inconsciemment ? [...]
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