L'idée de taxème découle d'une conception agonale de l'interaction. Dès son commencement, les différents partenaires se trouvent situés à un niveau différent sur l'axe vertical invisible qui structure leur relation interpersonnelle. Cette situation initiale dépend de facteurs divers et hétérogènes, tels que le rapport institutionnel, le sexe, le statut social, les qualités personnelles de maîtrise de la langue et du discours, ou bien le charisme respectif des partenaires de l'interaction. Mais cette relation dissymétrique a priori (c'est-à-dire, prédéterminée par les facteurs dont nous venons de citer quelques exemples) n'est en aucun cas définitive, puisque le déroulement même de l'interaction est susceptible d'influer sur leur redistribution. Comme l'écrit Catherine Kerbrat-Orecchioni :
« (…) les places sont l'objet de négociation permanentes entre les interactants, et l'on observe fréquemment de la part du dominé institutionnel la mise en œuvre de stratégies de résistance, de contre offensive et de contre pouvoirs, qui peuvent bien entendu échouer, ou réussir ».
C'est dans le cadre de ce type d'interaction dissymétrique (ou « relation verticale » pour réutiliser l'expression de Catherine Kerbrat Orecchioni) que le concept de taxème apparaît. Les taxèmes ont deux fonctions distinctes : ils sont à la fois « marqueurs » de la position des interactants sur l'axe vertical, et « acteurs » de ce positionnement relatif et fluctuant au cours de la relation interpersonnelle. En effet, les taxèmes indiquent les positions hautes et basses occupées par les interactants, signalent leur hiérarchie à un moment donné de l'interaction. Mais ce sont également des donneurs de places, qui les allouent au cours de l'échange. Les taxèmes ne diffèrent pas entre eux par leur seule fonction (marqueurs/acteurs) mais aussi par leur support signifiant : ils peuvent être verbaux (les positions hautes et basses étant alors définies par la maîtrise, ou l'absence de maîtrise, de la forme et du contenu de l'interaction) non verbaux (dans ce cas, c'est le corps qui fonctionne comme machine sémiotique indiquant les positions hautes et basses par ses attitudes et sa position relative à celle de l'interlocuteur) ou paraverbaux (ce sont alors des données prosodiques et vocales qui déterminent les positions au long de l'axe vertical).
La question des taxèmes se pose tout particulièrement dans « Le Jeu de l'amour et du hasard » de Marivaux, puisque le sujet de la pièce est un échange des rôles sociaux (les maîtres, Dorante et Silvia, cèdent leurs places aux valets, Arlequin et Lisette, afin de pouvoir observer librement leur future moitié dont ils ignorent qu'elle s'est également déguisée) échange qui va s'accompagner d'une inversion des positions hautes et basses de chacun dans l'interaction. Le valet devenu maître le temps du jeu sera donc, en raison des rapports institutionnels ainsi modifiés, en position haute dès le commencement de l'interaction, pourvu qu'elle ait lieu en public et non dans l'intimité où les rapports institutionnels initiaux sont rétablis.
Mais un problème se pose à l'étude des taxèmes dans la pièce de Marivaux, qui rejoint celui de son ambigüité fondamentale : les rapports institutionnels déterminent-ils les places occupées par chacun au cours de l'interaction, ou ces dernières sont-elles distribuées conformément à la véritable nature des interactants ? En somme, le rôle du maître est-il une place vide que le valet peut occuper et qui lui confère une position haute dans l'interaction ? Dans ce cas, la hiérarchie sociale paraîtrait arbitraire et la signification de la pièce serait subversive, puisque l'inférieur social se montrerait capable de remplacer avantageusement celui qui le dominait auparavant. Ou bien le déroulement de l'échange révèle-t-il par le jeu des taxèmes la supercherie de l'échange des rôles, fondant ainsi la légitimité de la hiérarchie sociale telle quelle était définie avant le commencement du « jeu ».
Le problème au centre de notre travail sera donc de déterminer si le jeu des taxèmes dans la pièce de Marivaux indique une subversion ou une confirmation de l'ordre social.
Si nous pouvons étudier dans un premier temps de quelle manière les rapports institutionnels entre les intéractants déterminent les positions hautes et basses qu'ils occupent durant l'interaction, nous considèrerons ensuite comment le jeu des taxèmes dénonce la supercherie de l'échange des positions sociales entre maîtres et valets.
[...] Acte scène II : "Dorante arrive ici aujourd'hui; si je pouvais le voir, l'examiner un peu sans qu'il me connût ; Lisette a de l'esprit, Monsieur, elle pourrait prendre ma place pour un peu de temps et je prendrais la sienne" D'après Catherine Kerbrat-Orecchioni, une intrusion est cette intervention de qui parle "sans avoir été sélectionné par L1 ou alors que son statut lui interdit de parler". Dorante : Monsieur, pourrais-je vous entretenir un moment ? Arlequin : Non : maudite soit la valetaille qui ne saurait nous laisser en repos! [...]
[...] Cette dernière, dès sa seconde réplique, réaffirme les positions sociales qu'elles occupent respectivement : ( ) écoutez-moi comme votre maîtresse, vous voyez bien que cet homme- là ne me convient pas Certes, nous pouvons noter dans cette scène une tentative de la part de Lisette de contester sa position de dominé institutionnel, notamment lorsqu'elle produit des FTA menaçant pour la face négative de Silvia, c'est- à-dire lorsqu'elle s'immisce dans son intimité en la contraignant à y voir les sentiments qu'elle refusait d'y remarquer : Son valet qui fait l'important ne vous aurait-il point gâté l'esprit sur son compte ? La colère de Silvia la place alors en position basse par rapport à Lisette, puisqu'elle va jusqu'à lui faire perdre les moyens de son discours qui ne consiste plus qu'en une répétition indignée des insinuations de Lisette : Moi, j'y entends finesse ! moi, je vous querelle pour lui ! j'ai bonne opinion de lui ! Vous me manquez de respect jusque-là ! [...]
[...] Que faut-il que je réponde à cela ( ) En dépit de ces tentatives pour renverser les positions hautes et basses, cette scène n'en répète pas moins la situation initiale que nous avons commencé par étudier, en présentant un rapport dissymétrique marqué mais contesté. Lisette cherche à égaler sa maîtresse mais elle a avant tout une fonction de catalyseur des sentiments amoureux de Silvia. En définitive, nous pouvons commencer à revenir sur ce que nous avons précédemment soutenu : le jeu des taxèmes n'est pas révélateur d'une tentative de subversion de la hiérarchie sociale, puisque le rapport des places échangé en public est rétabli en privé. Jamais le spectateur ne peut oublier qui est véritablement le maître dans cette pièce. [...]
[...] Cependant, elle les présuppose : ainsi la contenance et les airs dont il est question impliquent que Lisette fait un certain usage de son corps au cours de cette réplique où elle affecte d'être la maîtresse (par exemple, elle peut avoir un port altier et la taille redressée) ; et nous pouvons fort bien supposer qu'elle emploie un ton bref et catégorique. Lisette utilise donc des taxèmes verbaux, non verbaux et paraverbaux afin de manifester son appartenance (fictive) à la classe sociale dominante. Au terme de ce développement, nous pouvons momentanément répondre à la problématique que nous avons posée en introduction : le jeu des taxèmes semble bien indiquer une subversion de la hiérarchie sociale. [...]
[...] Il refuse de jouer le jeu de la convention qui oblige à ne plus voir le valet dès qu'il est déguisé en maître, et vice versa. Il est probablement surtout choqué -au lieu d'être amusé- par la prétention d'un valet de rivaliser avec son maître : que ce soit Lisette protestant qu'Orgon ne se défie pas assez de ses charmes ou Arlequin prétendant vivre but à but avec Dorante (III, 7). En somme, le public partage le malaise idéologique de Dorante et Silvia, confrontés à une personne d'un rang social inférieur, mais pourtant séduisante. [...]
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