D'abord prévue comme une nouvelle qui devait trouver sa place dans le recueil l'Exil et le Royaume, la Chute est devenue une oeuvre autonome, considérablement étoffée, assurément l'une des plus riches de Camus. Elle met en scène un personnage-locuteur, Clamence, hanté par le royaume de l'innocence, condamné au terrible exil qu'est la conscience désespérante de la culpabilité. Dans un soliloque brillant, d'une extrême complexité, en se jouant d'un « auditeur complaisant » — pour reprendre les mots du Prière d'insérer de la Chute (1956) — accosté un soir de pluie à Amsterdam, Clamence se livre tour à tour au jeu de la confession personnelle et de l'accusation de tous, car celui qui a découvert un soir sa propre indignité ne saurait laisser les autres s'assoupir sur le « mol oreiller » d'une bonne conscience injustifiée. Pour cela, il s'est fait « juge-pénitent », fonction machiavélique par excellence qu'il remplit dès les premiers mots de son discours, mais sur laquelle il laissera planer le mystère pendant cinq soirées. Et lorsqu'il s'explique enfin sur cet étrange « métier », il est « trop tard ».
[...] Et même les dieux grimaçants de l'Indonésie (p. vestiges de la grandeur coloniale des Hollandais, sont rendus à leur seul rôle décoratif par la plus désobligeante des comparaisons : [Ils] errent [ . ] avant de s'accrocher, comme des singes somptueux, aux enseignes et aux toits en escaliers (ibid.). Clamence peut alors dire du lieu de son exil ce qu'il dit par ailleurs de la débauche : On laisse en y entrant [ . ] l'espérance (p. 110), écho à peine déformé du mot que Dante plaça à l'entrée de l'enfer : Vous qui entrez ici, perdez toute espérance. [...]
[...] Dans les Métamorphoses du cercle, Georges Poulet, parlant de l'univers pascalien, remarquait que le cachot symbolise la chute de l'homme. Il s'agit d'exil et d'expiation Mais chez Pascal, la punition et la rédemption sont inextricablement accouplées dans la métaphore de la geôle Éclairé par la lumière divine, le prisonnier pascalien peut trouver le salut. Même Meursault, l'homme qui ne croit pourtant pas, renoue sans le savoir, dans ses dernières heures, avec le lyrisme cellulaire cher aux romantiques : pendant quelques heures, au centre de sa cellule, ce condamné à mort est un homme libéré par la révélation de ses rapports nouveaux avec le inonde et avec lui-même : Des bruits de campagne montaient jusqu'à moi. [...]
[...] ] je dévorai pendant quelques jours un vilain ressentiment (p. 59). Dans l'espace clos de sa mémoire, Clamence est le prisonnier condamné à tourner en rond. La seule issue qu'il peut espérer trouver face au drame moral de la culpabilité le conduit ironiquement dans un nouveau cercle : en effet, si la mémoire engendre la culpabilité, pourquoi ne pas chercher à y échapper par la mauvaise foi ? Mais la lucidité de Clamence est telle qu'elle le pousse à ironiser sur cette mauvaise foi au moment même où il l'emploie, à démystifier lui-même ses tentatives illusoires. [...]
[...] Bâtie, de plus et surtout, dans un réseau de canaux concentriques (p. Amsterdam est la villeprison, le lieu idéal de la claustration. Il est d'ailleurs hautement symbolique que le port d'Amsterdam soit relié par un canal à l'océan et qu'il n'ouvre directement que sur une mer intérieure. Clamence présente Amsterdam comme une sorte de pôle attractif d'où l'on ne repart pas : les cercles d'Amsterdam se referment sur ceux qui les ont franchis : Ils viennent de tous les coins de l'Europe et s'arrêtent autour de la mer intérieure [ . [...]
[...] Il décline alors ses conquêtes féminines qui lui permettaient de vérifi[er] [s]es beaux pouvoirs (p. 67) avant de laisser entendre ses insuffisances d'un soir, l'inélégance de la femme qui crut bon de les divulguer et la vengeance encore plus inélégante et fort peu glorieuse que Clamence mit au point. Il lui reste alors à atteindre le centre de mémoire où se cache une faute autrement plus lourde à ses yeux : la noyade de la jeune femme. Le croit-on au bout de son chemin qu'une analepse en forme de coup de théâtre, au chapitre VI, le fait entrer dans un nouveau cercle : Disons que j'ai bouclé la boucle le jour où j'ai bu l'eau d'un camarade agonisant (p. [...]
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