Nous avons tous des souvenirs à raconter, et pourtant nous n'écrivons pas tous une autobiographie. Nous aimerions probablement raconter tout ce qui nous a fait, voir notre vie condensée dans un volume, la voir ensuite exposée dans les librairies, parmi les livres… Mais ce n'est pas le cas. Car, certes il importe d'avoir des souvenirs, de se souvenir, mais cela ne suffit pas. Des souvenirs nous en avons tous. Par delà le fait d'en avoir, par delà le fait de vouloir les écrire, par delà toutes les raisons que nous aurions de le faire, se trouve une question : comment ? Comment réduire une vie et tout ce qu'elle contient de sentiments, d'impressions, de certitudes, de doutes, de souffrances, de joies… comment réduire une vie à un nombre de pages qui, dés lors, paraît si restreint ? Comment, enfin, passer de ce qui est notre essence même, à son expression verbale ?
[...] Marguerite Yourcenar l'avoue lorsqu'elle écrit Souvenirs Pieux : Je suis forcée [ ] de m'accrocher à des bribes de souvenirs reçus de seconde main ou de dixième main [ ] ou d'aller compulser dans les mairies ou chez les notaires des pièces authentiques Il ne suffit donc pas, en ce qui concerne la matière première de se souvenir, il faut aussi avoir recours soit aux souvenirs d'autres personnes, soit à des sources administratives. Il y a en effet toute une partie de notre vie qui n'existe que dans la mémoire des autres et non pas (du moins consciemment) dans la nôtre : se souvenir ne peut donc suffire en tant que source première d'une autobiographie continue. Pour raconter son existence, il faut obligatoirement en passer par l'écriture, par l'acte d'écrire : c'est-à-dire, qu'il faut nécessairement convertir sa vie en littérature. [...]
[...] On pourrait ici mettre en rapport deux phrases de Nathalie Sarraute déjà citées : la nécessité du mouvement intérieur qui est très rapide s'oppose à cette autre idée tu avances à tâtons, toujours cherchant L'autobiographe est sans cesse mis face à cette double nécessité, à cette contradiction permanente entre la rapidité du souvenir et la lenteur du travail sur les mots. On peut donc comprendre que Stendhal s'interroge avant de rédiger son autobiographie : Je ne sais si j'aurai la force de remplir ce projet (Journal 1801). Outre l'insuffisance du souvenir en tant que matière première de l'autobiographie, le souvenir ne peut on plus suffire pour donner naissance à un récit autobiographique. Ce qui pourrait paraître le plus évident pour un écrivain, ce qui pourrait paraître le plus usé de sujets, parler de soi évoquer ses souvenirs (N. [...]
[...] L'auteur est ici soumis plus que jamais au caprice du souvenir s'il veut pouvoir en garder l'essence première. La sinuosité de la phrase proustienne est significative : sa longueur, le découpage des périodes est déjà un effort de la mémoire dont les méandres correspondent à l'ordre des mots, à leur progression. Le langage témoigne ici des errances du souvenir. On comprend donc que Gide écrive : je suis perdu si je m'astreins à la chronologie De même, la fragilité du souvenir contraint Nathalie Sarraute à adopter un style souple : mes phrases sont coupées, inachevées, à cause de la nécessité du mouvement intérieur qui est très rapide L'auteur prend donc le parti, pour parvenir à ressaisir le souvenir, d'écrire à son image, suivant son caprice et sa fragilité. [...]
[...] En somme, comme dans tout acte littéraire, le message ne suffit pas, la forme a pour lui une importance vitale. Balzac le disait ainsi : il est aussi facile de rêver un livre qu'il est difficile de le faire Se demander s'il suffit de se souvenir pour écrire une autobiographie revient donc à se demander si avoir quelque chose à dire suffit à faire de nous des écrivains. Il apparaît donc que, bien qu'indubitablement nécessaire, se souvenir n'est certes pas suffisant. [...]
[...] A ce stade de l'entreprise autobiographique, se soulève la question épineuse du Comment ? ; il s'agit de donner une forme à ce qui n'en a pas, de donner une forme à ce qui, jusque-là était impalpable et immatériel : le souvenir. Nathalie Sarraute en fait prendre conscience au lecteur au début de Enfance : C'est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l'ont touché, il me semble que ça palpite faiblement hors des mots C'est justement à ce caractère hors des mots du souvenir que l'écrivain se heurte. [...]
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