Lorsqu'en 1957 Fin de Partie est finalement montée sur la scène de Londres, seuls douze ans se sont écoulés depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Si la situation politique a évolué, les esprits sont restés profondément marqués par les horreurs de la guerre. Cette dernière a remis en question les dogmes les plus enracinés tant dans les domaines idéologiques que religieux ou scientifique. Doute et défiance se sont largement propagés et sont ainsi la cause d'une dramatique perte de repères : la vision qu'avait le monde européen du réel s'en est trouvée profondément bouleversée et n'est pas encore parvenue à reprendre pied à la fin des années cinquante. C'est cette saisie fuyante du monde que Beckett tente de transposer au théâtre depuis En attendant Godot. Si sa conception du réel reste subjective, Fin de Partie n'en apparaît pas moins comme le reflet ambigu des impressions de toute une époque puisqu'elle semble être « le lieu par excellence où l'irréalité du réel est donnée en spectacle ». Cette affirmation, qui semble de prime abord paradoxale –en effet, quoi de moins irréel que le réel ?- cherche à traduire la part inhérente d'inexplicable qui saisit un monde confronté à la violence humaine. Une fois brisée l'illusion de connaissance qui le rassurait, l'homme se retrouve confronté à un réel étrange et surprenant qu'il ne reconnaît plus et qui lui fait peur.
Comment le théâtre, qui, en tant que mode de transposition de la réalité, ne peut prétendre à être véritablement réel, parvient-il à traduire l'irréalité du réel ? N'est-ce pas justement le fait que le théâtre se veuille avant tout représentation du réel, et non réel, qui permet justement de lier au sein de la même pièce à la fois le caractère familier et l'étrangeté de ce réel qu'il met en scène ? « Hic et nunc », le théâtre beckettien s'affirme avant tout comme le spectacle du réel - et non comme le réel lui-même -, et se joue de ce rôle même de représentation en le mettant sciemment en abyme. Pourtant, malgré son caractère familier, le monde qui nous est présenté nous semble rapidement étrange, voire étranger, régi qu'il est par les lois de l'absurde. En fait, ce monde aberrant est chargé de dénoncer la condition tragique de l'homme, qui semble absurde même dans le monde le plus réel qui soit.
[...] Pourtant, malgré son caractère familier, le monde qui nous est présenté nous semble rapidement étrange, voire étranger, régi qu'il est par les lois de l'absurde. En fait, ce monde aberrant est chargé de dénoncer la condition tragique de l'homme, qui semble absurde même dans le monde le plus réel qui soit. Art total puisque capable aussi bien d'être lu que vu et entendu, le théâtre peut être considéré comme le mode de représentation du réel le plus efficace qui soit car le personnage est là, il est en scène Selon Alain Robbe-Grillet, le théâtre de Beckett s'avère en tout cas nettement plus efficace que ses romans dans la description du réel. [...]
[...] Pourtant, Clov n'a jamais eu un seul instant de bonheur c'est pourquoi il veut que ça finisse enfin, espérant sans doute trouver du réconfort dans la mort. Cette non-vie qualifiée de belle époque ! page 61 (ici, avant sa naissance) est source d'espoir pour Clov qui attend sa mort avec impatience sans pouvoir se résoudre à la provoquer en tuant Hamm. Il souhaite ardemment Un monde où tout serait silencieux et immobile et chaque chose à sa place dernière, sous la dernière poussière : la récurrence de l'adjectif dernière post puis préposé au nom, l'absence de proposition principale, l'utilisation de sujets dépersonnalisés (un vague tout et des objets avec chaque chose mis en parallèle par la globalité de l'un et l'individualité de l'autre, et l'absence de verbe d'action découlent à la fois d'une problématique funeste mais aussi d'un souci d'ordre présent déjà dans les répliques précédentes. [...]
[...] Ils sont dès lors incapables de transcender leur condition mortelle : bercés de désillusions, ils refusent d'atteindre une spiritualité qu'ils considèrent comme illusoire, voire mensongère, même si elle pourrait leur venir en aide. Ce fait se retrouve jusque dans la philosophie qu'ils citent parfois mais sans jamais l'analyser à tel point qu'on a parfois l'impression d'une leçon récitée mais non remise véritablement en question. Pourtant conscients d'être proches de leur fin, les personnages ne se tournent qu'épisodiquement vers la religion chrétienne, source possible de salut et encore, ils n'y font référence que pour la parodier ou pour constater son inutilité. [...]
[...] Même son auteur n'en rit plus que d'un rire forcé et superficiel, puisque celui-ci est provoqué et coupé sur commande. Nell elle- même avoue cette incapacité à éprouver de nouveau des sentiments humains : lorsque Nagg lui demande si elle pleure, elle répond j'essayais page 33. Cette vaine tentative marque l'impossibilité pour les personnages d'éprouver des sentiments naturels : ils en sont réduits à les simuler sans les éprouver véritablement. En cela, l'homme représenté sur scène apparaît réellement déchu puisque incapable d'éprouver par lui-même ce qui fait justement de lui un homme par opposition aux animaux : les sentiments comme la tristesse et la joie. [...]
[...] Cette conception tient peut-être au fait que Hamm, ancré dans ses habitudes et incapable d'en sortir, est devenu également incapable de se révolter contre ce qui est et ne peut, selon lui, être autrement. C'est pourquoi il laisse les instants s'amonceler comme les grains de mil de ( ) ce vieux Grec sans oser intervenir véritablement, obéissant ainsi à ses propres convictions philosophiques sans jamais les remettre en question. Malicieusement, le dramaturge semble inciter le spectateur à ne pas faire de même et à critiquer les systèmes de pensée existants, afin de ne pas se laisser enfermer dans une religion ou une philosophie figée, mais plutôt à se forger sa propre conception du réel. [...]
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