Se dérobant souvent derrière des boutades, Samuel Beckett s'est forgé une éthique qu'il a formulée ainsi dans D'un ouvrage abandonné : "A chaque assaut chose ancienne est chose neuve, pas deux souffles pareils, rien qui ne soit ressassement sans fin et rien qui une seconde fois revienne."
Selon lui, l'existence et l'œuvre qui en découle seraient construites sur le paradoxe suivant: la nouveauté naît de la répétition de l'ancien, une répétition qui n'en est pas véritablement une car il n'y a pas "deux souffles pareils."
Le souffle nous renvoie bien évidemment à la parole théâtrale, mais pas seulement; car l'homme de théâtre est aussi un polyglotte sans doute fasciné par le pouvoir des mots.
On voit immédiatement l'intérêt du questionnement qui découle de cette position double: il réside dans la mise en œuvre du processus, la délimitation du mince interstice où se glisse la nouveauté à travers le - et peut-être grâce au - "ressassement".
Nous sommes en droit de nous demander dans quelle mesure l'œuvre de Beckett, notamment La dernière bande et En attendant Godot, respecte ce programme.
[...] La longue didascalie qui introduit la pièce précise que c'est un personnage "avachi" qui insiste sur ses chaussures : écho de la clochardisation de Godot, reprise et redite d'une œuvre à l'autre. Krapp joue avec les objets, non son chapeau ou ses bottines mais la banane, le magnétophone, les clés, les tiroirs, la bouteille dont on n'entend que le bruit du bouchon qui saute. Comme Vladimir, il chante deux fois, entamant d'abord la comptine, la poursuivant plus tard. Notons au passage la répétition souvent duelle, symbole peut-être du "ressassement" éternel mais également outils techniques dont use Beckett pour illustrer et démontrer son propos initial. [...]
[...] Et Krapp écoute deux fois, bien que rapidement, l'allusion à la mort de sa mère. IL devient de plus en plus évident que la répétition dénote l'essentiel à moins que l'anecdotique, par sa répétition, devienne l'essentiel. Question contradictoire qui semble appartenir à la doxa de Beckett. Les redondances structurelles, gestuelles et phrasiques en appellent à une temporalité figée. Le rythma répétitif et cyclique évoque l'ourobos, le mandala et le derviche tourneur, métaphores qui plaident pour le donner- sens. Et quel sens accorde Beckett à cet apparent tournis ? [...]
[...] Et la "chose neuve" ne naîtrait-elle pas précisément de la variation minime, celle qui incite le spectateur à revenir et le lecteur à relire ? On peut lire dans l'acte II de Godot : "Il y a du nouveau ici depuis hier" et, plus loin : "On ne descend pas deux fois dans le même jus" - clin d'œil de Beckett à Héraclite, lui-même repris par Racine dans Phèdre Quels sont donc ces changements ? L'arbre a désormais des feuilles, Pozzo est devenu aveugle et a besoin du secours des autres, Vladimir et estragon ne parlent plus de Vaucluse mais d'Ariège, Estragon s'attaque à Lucky - c'était l'inverse au premier acte Lucky est muet alors qu'il nous infligea un long monologue précédemment, le jeune messager se comporte différemment - est-il bien le même ? [...]
[...] Ecrire, comme le pensait Gertrude Stein, c'est respecter leur couleur et leur ancienneté." Pensée proche de celle de Beckett qui élargit cependant le propos jusqu'à une vision du monde toute personnelle qui se reflète dans son œuvre : les mots anciens donnent accès à une parole nouvelle et donc à un "souffle" toujours différent. Car la parole répétitive se fait ritournelle lancinante. [...]
[...] Il découvre à la fin de sa vie que dans le fatras enregistré se niche la perle rare, celle de l'amour véritable ; "peut-être que mes meilleures années sont passées." Ici, la progression et la prise de conscience sont nettes, et davantage que chez Godot. La "chose neuve", c'est à dire l'acceptation de l'amour émerge de la voix ancienne, aujourd'hui ponctuée par d'autres commentaires. Mais "rien qui une seconde fois revienne", soit ici : "Mais je n'en voudrais plus" - du "bonheur Cette fonction répétitive ne serait-elle pas reliée en profondeur à un processus de mémoire, mémoire du lecteur, du spectateur et des personnages ? [...]
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