Lorsque Jean-Jacques Rousseau écrit dans sa Lettre à d'Alembert « vitam impendere vero » comme étant sa devise par excellence, sait-il déjà que son dessein restera à jamais inassouvi ? Car en effet, l'écriture de soi, quelle que soit sa forme, est une quête de la vérité de son être. Des Mémoires jusqu'au journal intime, en passant par l'autobiographie, l'écriture de soi cherche par essence à connaître et peindre l'objet qui est au centre du texte, à savoir le moi. Jean-Jacques Rousseau et Giacomo Casanova, lorsqu'ils rédigent leurs œuvres respectives, Les Rêveries du promeneur solitaire et Histoire de ma vie, sont sans doute conscients de toute la complexité de cette tâche. En effet, la conscience du moi et sa représentation ont toujours été au centre de polémiques et de philosophies multiples. Naviguant entre le dogmatisme et le scepticisme, elle n'a cessé de tenir tête aux plus grands écrivains et philosophes de l'Histoire. Et l'auteur de la citation qui nous intéresse, Montaigne, n'a évidemment pas échappé à cette éternelle question qu'est la connaissance de soi. Il parvient tout de même ici à apporter quelques réponses qui fonderont les enjeux principaux de l'écriture de soi. Partant du principe que la vie est une expérience toujours prolongée, il considère que le moi est par nature insaisissable puisqu'il échappe à toute volonté de l'auteur d'essayer de figer son être. Par conséquent, il ne peut ainsi refléter la vérité du moi et n'en propose donc qu'une représentation sombre et faussée. Il ne s'agira donc pas pour nous de contester une thèse par essence irréfutable mais plutôt de l'expliquer et surtout de l'approfondir.
Ainsi, pour quels motifs l'écriture de soi est-elle incapable de rendre compte de la vérité de l'être qui est peint, et où réside alors son intérêt littéraire ?
[...] Il s'agit simplement de rester lucide car cela permet de prendre conscience de la distance qui nous sépare des choses et de ce qui restera à jamais hors de notre portée. Cette lucidité doit aussi porter sur l'opinion de soi que l'on tente de recréer dans l'écriture de soi et qui demeure nécessairement instable. L'écriture de soi pose nécessairement la question de l'authenticité. Il s'agit pour l'auteur d'entretenir une opinion de soi objective qui devrait refléter l'être peint à tel instant de sa vie. [...]
[...] L'écrivain, outre le plaisir de revivre des instants passés, apprend à connaître l'être avec qui il se croyait en conflit, et se redécouvre à travers l'expérience de sa vie. Quant au lecteur, on pourrait croire que le désir d'authenticité le laisse frustré devant une œuvre censée refléter la réalité d'une vie ou d'un temps, mais ce n'est pas le cas ici car Rousseau et Casanova parviennent à réconcilier dans leurs œuvres le dire et l'être, et nous offrent l'écriture d'un moi intelligible, évolutif, et toujours enrichissant. Le lecteur n'est donc pas en quête d'un documentaire neutre et exhaustif mais de la représentation d'un moi assumé. [...]
[...] En effet, il ne s'agit pas seulement pour l'auteur de décrire ou raconter simplement un moment de sa vie mais de rendre une expérience vécue intelligible. Si l'auteur se rend spectateur de soi et s'oblige donc à avoir une distance critique vis-à-vis de son être, cela présente une utilité et non pas seulement la remise en cause d'une opinion contrariée. Georges Gusdorf, philosophe et épistémologue français, dira ceci : L'homme qui prend la peine de se raconter sait que le présent diffère du passé et qu'il ne se répétera pas dans l'avenir ; il est devenu sensible aux différences plutôt qu'aux ressemblances dans le renouvellement constant, dans l'incertitude des évènements et des hommes. [...]
[...] Montaigne part du principe qu'il n'existe aucune communication possible avec son moi. Il s'agira pour nous de nuancer ce propos. Une communication peut exister mais elle est inévitablement pourvue d'une distance critique de la part de l'auteur. Quand l'écrivain désire écrire sur soi, il ne peut s'empêcher de se juger et ne peut donc pas fournir de représentation authentique de son être. Nous sommes tous spectateurs de notre vécu, et cette notion de spectateur inclut par sa nature une distance vis-à-vis de soi-même. [...]
[...] Rousseau se présente donc en lecteur jouissant de sa propre écriture. Il affirme le plaisir d'écrire, de lire ces écrits et donc de vivre pleinement ces instants. Son œuvre devient l'incarnation de son moi passé. Casanova, lui, part de l'expérience même pour ensuite l'analyser et réfléchir sur soi. Entendons-nous clairement : l'auteur préfère d'abord commencer par raconter simplement les faits pour en tirer après les conséquences. Rousseau rend l'instant intelligible tandis que Casanova tire des réflexions de ses actes a postériori. [...]
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