Dans « Qu'est-ce qu'un écrivain ?» , Patrick Berthier opère une distinction entre le statut de l'écrivain et le statut d'écrivain. Le premier définit l'écrivain par sa situation économico-financière, politique, sociale, tandis que le second le définit par les jugements contemporains et ultérieurs, que constituent le public, la critique, les amis, la postérité, la recherche universitaire, et par lequel l'écrivain conquiert son image. Une corrélation existe évidemment entre le statut d'écrivain et le statut de l'écrivain : du statut d'écrivain naît le statut de l'écrivain mais sans le statut de l'écrivain qui le cristallise et lui assure une pérennité, il ne pourrait pas advenir à lui-même, ne serait-ce que d'un point de vue éditorial. L'écrivain ne pourrait pas non plus vivre. C'est que la « maîtrise scripturaire ne résoud pas le problème du gagne-pain ni celui de la relation à un public qui a d'autres chats à fouetter. Le moine et le martyr ont à dîner en ville » . L'image que l'écrivain tente de se donner est donc soumise aux incertitudes d'un double champ : socio-politico-économique et culturel. Pour l'écrivain du XIX°s, notamment romantique, qui eut une conscience aiguë de sa position, ces quelques éléments allaient déterminer son mode de vie. En effet, avoir conscience des outils qui permettent de gagner un statut conduit à adopter une attitude visant à correspondre à ces attentes. Cette attitude se traduit par la multiplication de ruses, qui s'organisent en un vaste réseau de signes ou stratégie, dont le but est d'abolir la distance entre les attentes et les possibilités réelles de l'écrivain, ses désirs et les conditions éditoriales, économiques, politiques, sociales. La période romantique offre un bon objet d'étude, comme elle s'ouvre avec l'avènement de la critique biographique, l'observation minutieuse de l'écrivain, de tous ses documents, dont il sait, les écrivant, qu'ils seront analysés, et par des bouleversements qui voient le développement exceptionnel de l'édition et de la production de masse.
[...] Ainsi allait naître l'excentrique. Statut d'écrivain et stratégie L'excentrique est facilement identifiable : tout dans son comportement, dans sa tenue, indique qui il est. Lassailly était ainsi un partisan catégorique, aveugle et sourd des nouvelles doctrines, mettant dans sa défense de la cause romantique, et surtout celle de Hugo, plus d'acharnement que le plus hardi des Bousingots. Exubérant, désordonné [ ] extravagant dans ses propos Il arrivait à Nerval de promener en laisse un homard vivant dans les allées du Luxembourg Borel voit en Jacques Borel, grand humaniste, l'un de ses ancêtres. [...]
[...] Car La stratégie littéraire n'est pas absente de sa vie. En 1822, il écrit dans La Muse française, à propos d'Hugo : poète très grand à mes yeux et envoie une lettre enthousiaste, dont on peut suspecter la sincérité, et prend bien soin de dater son poème Paris [ ] du 16 janvier 1831, pour qu'on ne le soupçonne pas d'avoir volé Paris à vol d'oiseau à Hugo[13]. De plus, Au conservateur littéraire de Hugo, Vigny donnait dès décembre 1820 sous la signature A. [...]
[...] Mais malgré ses ruses, il mourra endetté. Le cas de Lamartine est cependant exceptionnel : sa stratégie lui aurait permis de vivre convenablement s'il n'avait pas fait le vœu d'allouer à ses sœurs une part du gâteau et sans ses châteaux dont l'entretien coûtait tant . Qu'en est-il de ceux qui ont refusé la logique éditoriale, sociale, mercantile ? Le 18 mai 1837, Vigny note dans son Journal : Les éditeurs sont des négriers. Rien de difficile à un autre, qui n'a que sa plume pour vivre, que de se dérober à eux ! [...]
[...] Quand on voit le soin avec lequel Rabbe préconise le suicide qui, dit-il, permet de mourir respecté , on s'interroge. Car mourir respecté c'est mourir pour ceux qui nous suivent : pour la postérité. Il n'y a qu'à étudier les oraisons de Victor Hugo pour s'en convaincre. Quel est leur véritable sujet ? Victor Hugo lui-même. Les oraisons rédigées [ ] mettent en même temps l'accent sur les qualités que l'écrivain apprécie et qui peuvent lui être attribuées à lui-même. [...]
[...] Mais ses malheurs allaient continuer. De 1839 à 1841, il s'attaque à son nouvel éditeur Curmer, dont il refuse de reconnaître les exigences. Il dépasse ainsi le nombre de lignes accordées pour un article dans une revue de Curmer et souhaite un second jeu d'épreuves. La société des gens de lettres tranche et donne raison à l'éditeur. On fait alors appel à Balzac qui calme le jeu. La frontière entre le statut de l'écrivain et le statut d'écrivain se réduit dans cette image ou plutôt, ils convergent tous les deux vers cette image, bien que les intentions soient différentes. [...]
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