La Profession de foi du Vicaire Savoyard est le principal texte qui, dans l'ensemble de l'oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, aborde la question de Dieu et de la religion. Si celui-ci a pu oublier un temps l'aspiration naturelle de son âme pour la foi, à partir de 1750, face au scepticisme des philosophes, il a tenté à plusieurs reprises de faire le point sur sa pensée religieuse, notamment en 1756 dans la Lettre sur la Providence, puis en 1761 dans La Nouvelle Héloïse. Au livre IV de l'Émile, il dresse en une soixantaine de pages un exposé d'ensemble, qu'il considérera comme définitif, de sa conception de la religion. Avec cette profession de foi, Rousseau dressa contre lui de nombreux penseurs comme d'Holbach ou Voltaire, les hommes d'Église, représentés dans leur indignation par l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, ainsi que le pouvoir royal et le gouvernement de la République de Genève. Mis en vente le 24 mai 1762, l'Emile fut saisi dès le 3 juin, condamné successivement en Sorbonne puis par le Parlement de Paris, qui promulgua un mandat d'arrestation contre son auteur. Débuta alors une vie d'errance qui le conduisit successivement dans les territoires de Berne, de Neuchâtel, sous la protection du roi de Prusse, en Angleterre puis de nouveau à Paris.
La Profession de foi du Vicaire Savoyard semble rompre l'unité de l'Émile du fait de son sujet, et aussi de sa mise en scène, théâtrale et pathétique. Elle s'inscrit pourtant dans l'ensemble du projet éducatif que présente l'auteur. Après avoir quasiment démontré que toute éducation religieuse est inutile, et même nuisible pour les enfants, tant que leur maturité intellectuelle ne leur permet pas de concevoir des idées abstraites, et précisé qu'Émile ne sera élevé dans aucune religion particulière, Rousseau introduit l'épisode du Vicaire Savoyard. Ce dernier personnage, masque de l'auteur, éclaire l'âme d'un jeune calviniste réfugié dans un hospice catholique et dérouté par la doctrine nouvelle qu'on lui enseigne.
La Profession de foi du Vicaire Savoyard présente un statut éditorial bien particulier. Débutée dès l'année 1758, ce n'est que plusieurs mois plus tard, dans la phase de composition de l'Émile, que Rousseau décida de l'y insérer, au prix de profonds remaniements des deux textes. Ce constat tend à opposer deux conclusions à la fois contradictoires et complémentaires : considérer la Profession de foi comme un mouvement de pensée autonome ou estimer que Rousseau, en l'insérant dans l'Émile, l'en a rendu solidaire. De fait, on ne peut pas lire le traité sans sa partie religieuse. Pourtant, lue séparément, elle est constitutive de sa propre cohérence et de son propre objet, elle est une oeuvre de philosophie religieuse dont la lecture peut et doit trouver en elle-même son principe directeur. Dès la publication de l'Émile, l'auteur la publiait d'ailleurs de manière séparée. Ces deux voies n'ont donc rien d'exclusif et la compréhension de Rousseau a davantage à gagner de leur conjugaison plutôt que de leur confusion.
Au dualisme de ce statut éditorial, il est possible de mettre en parallèle l'apparente palinodie que forme son objet : bien que le vicaire procède par exemple à un examen très serré de la révélation, sa conclusion tend à une sorte d'adhésion au christianisme. L'auteur affirme au livre II de l'Émile préférer "être un homme à paradoxes qu'un homme à préjugés". De fait, la pensée, particulièrement religieuse, qu'exprime la Profession de foi n'est pas toujours aisée à saisir aujourd'hui. Parfois paradoxale, voire contradictoire, elle est d'autant plus difficile à appréhender pour le lecteur contemporain qu'il n'est pas familier du foisonnant débat d'idées de l'époque. Il semble difficile, dans une étude synthétique, de vouloir rendre compte de l'essentiel de ce texte si disparate, sur lequel les critiques se sont, de tout temps, penchés avec beaucoup d'attention. Nous tâcherons donc, au travers d'une lecture attentive, respectueuse autant que possible de la chronologie du texte, de présenter les moments principaux de la philosophie religieuse qu'exprime Rousseau dans la Profession de foi, en mettant en lumière quelques liens d'intertextualité et de métatextualité qui enrichissent son débat. Nous essaierons par ailleurs de déterminer la cohérence de ce passage dans l'anthropologie de la personne que l'auteur développe, dans l'Émile comme dans l'ensemble son oeuvre.
Les grandes lignes du plan d'exposition de la profession sont facilement discernables. Une première partie traite de la religion naturelle en partant de deux pôles : de la matière d'abord où Dieu est tiré du mouvement et de l'ordre du monde, de la conscience ensuite où Dieu est tiré de l'immortalité de l'âme. Une deuxième partie examine les religions révélées en trois temps. En premier lieu, du point de vue de la raison, il est impossible de choisir entre les religions ; en second lieu, à propos de Jésus-Christ et des Évangiles, il y a refus de se prononcer clairement ; enfin, du point de vue de la pratique, il faut respecter la religion nationale et la pratiquer. Ces idées directrices ne sauraient cependant rendre compte d'un texte dont la réalité est dense et complexe. Alors que le rôle de la religion a été très précoce dans la vie et dans la conscience intime de Jean-Jacques Rousseau, il ne parvint à formuler sa pensée religieuse que tardivement et, comme il l'avoue, difficilement. Immanquablement, toute démarche visant à résumer son discours risquerait sans nul doute d'en aplanir les reliefs et s'exposerait au laconisme et à la partialité (...)
[...] Cette divergence sur le doute ne porte donc pas tant sur le point de méthode que sur l'objet même de la philosophie liée à la vie humaine. Rousseau écarte et néglige grand nombre de questions jugées oiseuses parce qu'elles sont inutiles au bonheur des hommes et servent simplement l'amour- propre ; et comme l'amour-propre n'entend pas raison, ces questions qui le flattent ne relèvent que de l'imagination : Pour les percer nous croyons avoir l'intelligence et nous n'avons que l'imagination (GF p ; OC IV p. 568). B. LES TROIS ARTICLES DE FOI La religion de Rousseau s'établit en trois articles de foi et quelques thèses. [...]
[...] Au fond, le but de cette longue note n'est pas tant de prouver la vérité de la religion que son utilité. Les considérations de Rousseau relèvent ici de la philosophie de l'histoire et pourraient avoir quelque parenté avec certaines réflexions de Hegel. Le reproche d'individualisme est l'objet de la diatribe contre les philosophes. Il est logique de penser que Rousseau reprend et poursuit la critique de la morale de l'intérêt, défendue par Helvétius, qu'il évoque après son deuxième article de foi. [...]
[...] Comparaison des textes mais aussi du contexte social, ce que Rousseau nomme esprit de croyance (GF p ; OC IV p. 619) par allusion à l'« esprit des lois de Montesquieu. Cette comparaison soulève des difficultés de tous ordres. En voulant étudier les trois religions d'Europe, le christianisme, le judaïsme et le mahométisme, on se heurte à l'intimidation de l'État qui protège son culte. Le problème est alors élargi à tous ceux qui n'ont jamais ouï parler de Moïse, de Jésus-Christ ou de Mahomet (GF p ; OC IV p. [...]
[...] 263-275 GOUHIER Henri, Les Méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Vrin HOFFMANN Paul, L'âme et la liberté : quelques réflexions sur le dualisme dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard Annales J.-J. R., XL JACQUET Christian, La pensée religieuse de Jean-Jacques Rousseau, Brill, Louvain/Leiden MASSON Pierre-Maurice, La Religion de Jean-Jacques Rousseau volumes, Hachette PARODI Dominique, Les idées religieuses de Jean-Jacques Rousseau Revue de métaphysique et de morale, XX p. 295-320 PAYOT Roger, Jean-Jacques Rousseau ou la gnose tronquée, Grenoble, PUG POMEAU René, Foi et raison chez Jean-Jacques Rousseau Europe, nov.- déc n°391-392, p. [...]
[...] Devant les affirmations scientifiques, Rousseau se place dans la situation d'un ingénu qui demande à comprendre par des raisons simples, à la portée d'un bon sens inculte et de bonne foi ; ce faisant il étend à la science elle-même, dont les matérialistes se font les champions, le reproche d'obscurité verbeuse que ceux-ci réservent à la seule métaphysique. Rousseau examine le matérialisme avec les arguments les plus efficaces qui soient contre la science : l'ignorance et le bon sens. À l'audace des matérialistes qui forment des forces universelles ou qui font penser les grains de sable, Rousseau oppose son incompréhension et son incrédulité. [...]
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