A la création de sa pièce Les Paravents, Jean genet écrivait au metteur en scène : « Je voudrais que la représentation soit si forte et si dense qu'elle illumine, par ses prolongements, le monde des morts (ou plus justement de la mort) – […] – et celui des vivants qui viendront (mais c'est moins important). Je vous dis cela parce que la fête, si limitée dans le temps et l'espace, apparemment destinée à quelques spectateurs, sera d'une telle gravité qu'elle sera aussi destinée aux morts. Personne ne doit être écarté ou privé de la fête : il faut qu'elle soit si belle que les morts aussi la devinent, et qu'ils en rougissent […]. Tout doit être réuni afin de crever ce qui nous sépare des morts. Tout faire pour que nous ayons le sentiment d'avoir travaillé pour eux et d'avoir réussi ».
Le théâtre européen s'est quelque peu transformé au XXe siècle. Les changements se sont opérés tantôt grâce aux metteurs en scène, tantôt grâce aux auteurs dramatiques. Au théâtre, en effet, les influences sont réciproques entre l'écriture dramatique et les conditions de la représentation, qu'il s'agisse d'une innovation architecturale, d'une conception nouvelle des rapports acteurs-spectateurs ou de l'apparition de nouveaux modes de jeu. Tous les arts ont par ailleurs repensé la notion de mimesis au XXe siècle. La scène n'est plus censée reproduire un fragment du monde réel, de ce fait, la nature de l'illusion théâtrale s'est profondément modifiée. Ainsi, la citation de Genet semble s'insérer dans ce contexte littéraire. Il y affirme sa conception propre du théâtre qui devient une « fête » qui, par ses « prolongements », « illumine le monde des morts » mais également « des vivants qui viendront ». Il destine donc ses pièces à l'accès à deux mondes virtuels : celui de la mort et celui du futur. Dans ses pièces dont « personne ne doit être écarté » et où « tout doit être réuni pour crever ce qui nous sépare des morts », c'est la notion d'unité qui semble primer tant sur le plan de la représentation qu'au niveau de ses visées éthiques à savoir relier l'irréel au réel en le mettant à jour. Pour Genet donc, tout est affaire de « prolongements » et de « représentation », excluant même les notions d'action et de dialogue. Les spectateurs semblent être activement impliqués dans la « fête » au même titre que les acteurs, que l'auteur et que le metteur en scène. Les « prolongements » affectifs sont aussi mis au premier plan (« forte », « rougissent »). L'ambigüité de cette conception du théâtre réside dans le fait que la « représentation » et la « fête » sont étroitement liées au monde de la réalité physique mais elles permettent à l'auteur de signifier l'invisible, l'irréel ; de dire, plus que le langage qui n'est même pas évoqué, l'ineffable.
[...] Ainsi, Artaud condamne le lieu théâtral institutionnalisé dans lequel le spectateur ne peut se sentir impliqué dans le drame. Le seul moyen selon lui, de rendre au théâtre sa dimension cérémonielle, est d'aménager des hangars, des granges, sur le modèle de certaines églises ou de certains sanctuaires du Tibet Le théâtre Balinais qu'il admire, où le langage oral s'efface au profit du langage physique et symbolique des gestes, costumes, objets, etc. n'a pas pour but de préciser des pensées et de laisser le spectateur dans un état passif, il en appelle au contraire à sa réflexion, à la reconnaissance des conventions esthétiques pour donner sens au spectacle, il a pour orientation de faire penser, il peut entraîner l'esprit à prendre des attitudes profondes et efficaces. [...]
[...] Pour Les Bonnes, Genet explique qu'il ne faut pas qu'elles soient jolies, que leur beauté soit donnée aux spectateurs dès le lever du rideau, mais il faut que tout au long de la soirée on les voie embellir jusqu'à la dernière seconde L'auteur s'appuie sur le physique de ses personnages pour signifier une progression dramatique et temporelle jusqu'à l'extrême limite à la fois de la pièce même jusqu'à la dernière seconde mais également jusqu'à la frontière de la mort de l'une d'entre elles qui se suicide à la fin du spectacle. Chez Beckett c'est l'espace scénique qui sera mis à contribution. Dans Oh ! Les Beaux Jours, le personnage principal est avalé au fil des actes par un mamelon. [...]
[...] Ionesco dans La cantatrice chauve est le premier à tourner en dérision le langage : les personnages ne se parlent qu'au moyen de clichés ou de citations de la méthode assimil montrant que le langage ne peut assumer sa fonction essentielle. Dans Rhinocéros, Tueur sans gages, Le Roi se meurt et Le Piéton de l'air, Ionesco réintroduit un certain lyrisme, même s'il continue à démanteler le langage, lié à l'expression grandissante de thèmes métaphysiques : le problème du mal dans le monde est dès lors central chez lui. Il essaie donc de crever ce qui sépare l'homme de la vérité, de l'inaccessible, afin de parvenir à illuminer l'inconnu. [...]
[...] Dans un second temps, nous envisagerons sa mise en œuvre efficiente, c'est- à-dire, sous quelles formes elle s'illustre concrètement sur la scène. Nous verrons ainsi que le prolongement l'unification des mondes virtuel et réel consistera proprement pour l'auteur à crever ce qui nous sépare des morts Enfin, nous évaluerons sa pertinence quant à l'ambigüité qu'elle suppose : se servir du physique pour accéder à l'immatériel. Nous verrons que l'auteur exploite les limites de la réalité du temps, de l'espace, que Genet évoque dans sa citation, pour illustrer au mieux le monde de la mort et de l'infini. [...]
[...] Cependant, si orienté sur le monde de l'invisible que soit ce théâtre, il n'en prend pas moins appui sur ce qui est profondément vivant, humain et physique pour prendre tout son sens. Genet souligne ce paradoxe dans sa citation à travers les contradictions internes qu'il opère. Pour lui, le spectateur semble secondaire puisqu'il considère que le spectacle lui est apparemment destiné sans en paraître convaincu. Or il en appelle ensuite à sa participation pour effectuer un travail pour les morts. [...]
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