Analysant les rapports entre « Fole parole et bon barat », Roger Bellon revient sur l'étymologie médiévale du décepteur et ses enjeux dans Le Roman de Renart : « Finalement, seul Renart triomphe et seul il est véritablement le Décepteur, rôle que les autres actants n'assument qu'épisodiquement et imparfaitement et ce triomphe paraît reposer sur une maîtrise totale de la parole et de toutes les capacités du langage à manipuler les consciences et les volontés. C'est cette capacité de maniement, de manipulation du langage que le conteur place en tête de l'énumération des talents de Renart… ». D'après les dictionnaires, le décepteur est celui qui trompe et qui trahit les autres. Néanmoins, il faut revenir sur l'étymologie latine pour saisir les nuances de ce terme : il provient en effet du verbe « decipere » qui signifie littéralement « déprendre ». Ainsi, Renart n'hésite pas à « prendre » la vérité de manière négative, il la travestit et la transforme selon ses goûts et ses besoins. Roger Bellon érige ainsi Renart en héros paradoxal, victorieux grâce à la supériorité verbale qu'il exerce sur les autres personnages. Ce qui serait un défaut, voire un péché chez d'autres, est une qualité essentielle chez ce personnage. Sa capacité à manipuler le langage s'exerce donc au-delà de la parole mais touche à l'essence des choses. La ruse verbale représente donc chez lui un don, auquel tentent en vain d'accéder ses adversaires, qui ne parviennent jamais à égaler totalement le talent de Renart, et encore moins à le vaincre sur son propre terrain. Car Renart joue sur le terrain privilégié du conteur, qu'il concurrence d'ailleurs parfois. Nous devrons donc examiner quels liens privilégiés ce personnage entretient avec le langage, domaine réservé habituellement au jongleur et au conteur, qui s'emploierait lui-même ici à démontrer les qualités discursives de Renart. Quels sont les moyens et les enjeux de cette héroïsation paradoxale du Décepteur par le conteur ? Comment et pourquoi ce dernier s'emploie-t-il à faire « triompher » la ruse verbale de Renart ? Ne se met-il pas lui-même, ainsi que son texte, en danger ? En d'autres termes, qui manipule qui au sein du Roman de Renart ?
[...] Néanmoins, la ruse verbale de Renart ne suffit pas toujours à le sauver. A la fin de la branche Ia, Renart est mis à mal par l'armée de Noble et est sauvé in extremis par sa femme Hermeline. Isengrin est furieux car il craint de nouveaux méfaits de la part de son ennemi : Qant Isengrin le vit delivre, il vosit mieuz morir que vivre (v. 2157-2158) Mais un nouveau rebondissement a lieu : une procession arrive, avec à sa tête Chauve la souris qui crie justice pour la mort de son mari Pelez. [...]
[...] Il est en effet le seul ambassadeur à pouvoir ramener l'accusé devant la justice. Représentant le personnage du clerc, il est le seul à se méfier réellement des dangers de la parole et réclame l'escrit (v.961) officiel qui le sauvera des ruses de Renart. Le seel (v.1009) permet à Grimbert d'alléguer l'autorité royale que Renart n'ose défier directement. Par le recours à l'écrit, Grimbert parvient ainsi à déjouer la ruse verbale de Renart. Dès lors, l'écrit serait à considérer comme supérieur à la parole renardienne. [...]
[...] Néanmoins, elle reste dans l'incapacité de battre Renart à son propre jeu. Il est en effet intéressant de remarquer que le discours féminin n'affronte jamais celui de Renart, révélant ainsi implicitement la supériorité de ce dernier. Maître incontesté de la ruse verbale, il semble donc invaincu et invincible. Dès lors, comment les ennemis de Renart peuvent-ils se prémunir de ses ruses verbales ? La justice semble a priori l'un des seuls recours possibles contre les méfaits de Renart. Elle est d'ailleurs d'emblée mise en scène au début de la branche I. [...]
[...] Le motif du miel devient ainsi l'emblème d'un désir incontrôlable, qui mène à tous les dangers. On retrouve ici parodié le motif biblique de la pomme. Renart apparaît en effet comme un tentateur, voire même un faux- monnayeur qui peut les monnaies remüer (v.1260). Ce piège de la tentation se referme toujours de manière violente sur les adversaires de Renart. Brun aura les oreilles coupées, Tibert ne s'échappera que grâce à ses griffes, Poincet en mourra, le roi lui-même en sortira mutilé. [...]
[...] Comment et pourquoi ce dernier s'emploie-t-il à faire triompher la ruse verbale de Renart ? Ne se met-il pas lui-même, ainsi que son texte, en danger ? En d'autres termes, qui manipule qui au sein du Roman de Renart ? Pour répondre à ces questions, nous devrons d'abord examiner comment le triomphe apparent accordé à la ruse verbale entraîne l'héroïsation problématique d'un Décepteur. Puis nous verrons en quoi la manipulation du langage peut être dangereuse lorsqu'elle contamine l'ensemble des discours du Roman de Renart. [...]
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