Montaigne, après avoir voyagé, débute en 1572 la rédaction de ses Essais, œuvre se nourrissant de nombreuses lectures et de ses expériences. On peut y lire en titre que c'est une « folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » et que le lecteur agit sottement s'il condamne « pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable » ajoutant que cette réaction première est « un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance outre la commune » (Livre I, chapitre XXVII). Montaigne condamne ici la réaction du lecteur qui au premier abord condamne le récit en raison de ce qu'il croit faux sans pour autant pouvoir en apporter la preuve. De la même façon, le voyageur de Mardi, d'Herman Melville, répond au scepticisme des éditeurs et du lecteur lorsqu'il annonce pour prouver les dires que va raconter son compagnon de voyage Samoa. Les sédentaires disent que les voyageurs mentent : un voyage en Ethiopie les guérirait de cette opinion car il y a peu de sceptiques qui voyagent et encore moins de voyageurs qui mentent. C'est le proverbe qui ment. Le voyageur se moque de la réaction de méfiance qu'ont communément les occidentaux à la lecture des récits de voyages. Selon lui, les critères de vérité qu'ils appliquent à un récit de voyages sont inadaptés. Le préjugé dont se sert le lecteur est un proverbe (A beau mentir qui vient de loin) qui veut que tout voyageur, parce qu'il a voyagé dans des contrées lointaines, hors de notre portée, de notre expérience et connaissance, mente irrémédiablement et travestisse la réalité en fiction puisqu'on ne peut contester ce qu'il a vu, vécu ou entendu. La forme prise par le propos du voyageur dans cette citation mime un raisonnement logique, construit par répétition de structures parallèles, qui vient anéantir le proverbe et donc le préjugé du lecteur. Le voyageur se permet même de donner un conseil – inapplicable - au lecteur : celui de voyager en Ethiopie, là où les occidentaux situent les plus bizarres des créatures de toutes sortes. Le résultat de ces deux phrases est surprenant puisque le raisonnement auquel il aboutit vient anéantir le proverbe de part sa logique. Le voyageur est face à un lecteur borné, qui a peu de foi, relativement immobile, qui manque d'imagination, et qui est par-dessus tout sceptique comme le montre la préface de Mardi d'Herman Melville dans laquelle ce dernier annonce que le lecteur de Taïpi et d'Omou (deux récits de voyages) a osé en contester la véracité (« accueillis en maint endroit avec incrédulité […] afin de voir s'il ne serait pas possible que la fiction passât pour la vérité : en quelque sorte l'inverse de mon expérience précédente »). Comment le voyageur, qui doit faire voir à son lecteur ce qu'il a vu alors même que ce dernier ne pourra jamais le voir, parvient-il à récuser les dires du lecteur tout en s'efforçant de parvenir fidèlement par le langage - en usant de divers moyens - à retranscrire ce qu'il a vu c'est-à-dire le réel pour le faire admirer ? La description du monde de Marco Polo et celle de Mardi d'Herman Melville, nous serviront pour étayer nos propos. Si les sédentaires remettent en question les dires du voyageur c'est que la sincérité de ce dernier est en jeu en raison de la forme de récit qu'il use pour transmettre ce qu'il a vu. Le voyageur s'efforce donc de contrer tout ce que le lecteur pourrait lui rétorquer. Aussi lorsque le voyageur se trahit et se montre insincère en utilisant des supports comme la légende dont la véracité peut être mise à l'épreuve, il essaye d'expliquer cela en raison de la difficulté de rendre ce qui est vu par le biais d'une description écrite. Le récit de voyage est alors avancé comme un genre qui use, pour rendre le réel, d'une part obligatoire de fiction.
[...] Il ajoute qu' il en a offert des copies aux amis qui l'en ont prié Les supports tels qu'ils sont utilisés dans les récits de voyage, en particulier la légende, la fable, la mythologie, ne font à premier abord que concerter le lecteur dans ses préjugés. En effet, lorsqu'il est question au chapitre XIII de Mardi, de référence au serpent de mer [qui] n'est qu'une fable ou encore il y a là plus de merveilles que dans la légende le voyageur fait lui-même référence à des récits mythiques, des histoires ayant un fond historique réel mais ayant subi des transformations par le biais de la tradition et de l'imagination populaire. [...]
[...] Comme le voyageur ne peut comparer les nouvelles espèces qu'il rencontre, qu'avec des espèces qu'il connaît déjà et que son lecteur connaît nécessairement, il doit donc expliquer le nouveau référent qu'avec son bagage culturel. Le récit de voyage ne peut donc pas être toujours transparent et objectif, loin de là. La subjectivité a une part non négligeable, comme le résume cette citation du voyageur, du chapitre II de Mardi : Ces impressions méritent bien une page Ces sentiments, ces sensations, sont subjectives : elles varient avec les goûts, les jugements de chacun, et chacun n'a donc pas le même sentiment devant la même chose. C'est toute la difficulté qui réside dans une description. [...]
[...] Il use alors de comparaisons et de métaphores. On peut notamment prendre exemple sur la description par Marco Polo dans La description du monde, au chapitre CLXV des licornes qui s'y trouvent. Or, pour permettre au lecteur de se fabriquer mentalement une image la plus fidèle possible de cette licorne, animal au combien mythique, Marco Polo use de comparatifs fragmentaires : le poil de tel animal, les pieds d'un autre, etc fabriquant ainsi un patchwork avec un morceau d'éléphant et de buffle. [...]
[...] Comme on le constate dans l'œuvre de Melville, le voyageur souhaite souvent échapper à la réalité. Les préparatifs de l'aventure sont occultés (chapitre première ligne Nous voilà partis ! les mobiles du voyage c'est-à-dire l'objectif poursuivit au départ n'est pas clair même si on sait qu'il part au départ chasser la baleine en fait son objectif est tout autre (chapitre Où allez maintenant ? Je me suis embarqué pour aller ailleurs ce n'est pas pour cela que j'ai embarqué On peut noter également une absence de la réalité la plus triviale c'est-à-dire une déréalisation qui s'accompagne de l'utilisation du champ lexical du rêve qui est un moyen d'échapper au réel : chapitre XI ces interminables rêveries le titre du chapitre LI Le rêve commence à s'évanouir chapitre CXCV comme un somnambule glacé par quelque rêve horrible Or, échapper à une partie de la réalité signifie que le récit d'aventure ne reste pas indemne de ce choix, il devient un roman d'aventures. [...]
[...] J.-C.) et au Livre d'Alexandre qui a été attribué au Pseudo-Calisthène et qui décrit les faits et gestes d'Alexandre le Grand. Marco Polo y fait référence pour rectifier les erreurs qui ont été commises dans le livre par autrui : celle de faire des Tartares les hommes enfermés entre les montagnes. La Légende d'Alexandre à laquelle il fait référence, ou encore la salamandre (chapitre LIX), la Porte de fer, la Genèse lors de la prise de Gênes, montre que le voyageur va à l'encontre d'opinions accréditées depuis longtemps en Occident par l'opinion mais que chaque fait a un fond vrai. [...]
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