En 1774, lorsque le grand écrivain allemand Goethe publie son roman épistolaire Les Souffrances du jeune Werther, il est loin de se douter des désastreuses conséquences que sa publication allait impliquer. Nous sommes au XVIIIe siècle mais la censure des livres jugés dangereux est encore très active. Pour faire imprimer les manuscrits interdits, les auteurs se rendent surtout en Hollande où la liberté en matière de publication est plus respectée. Cependant, Werther y sera interdit d'impression : le livre provoque un véritable chapelet de suicidés, tous jeunes gens qui, à l'instar du héros éponyme du roman s'étant tué pour cause d'amour malheureux, trouvent refuge dans la mort en se sentant la même âme que leur frère de papier. Situation complexe : comment un être de pure imagination a pu décider chez des êtres de chair et d'os la mort, c'est-à-dire « la seule question philosophique sérieuse » ? Comment le romancier peut-il gommer aussi facilement la frontière entre réalité et fiction ? Nous verrons pour cela que tout dépend des procédés d'écritures réalistes utilisés, de la source d'inspiration et, dans une « moindre mesure », des manipulations d'auteur.
[...] Et Morris, le dessinateur de Lucky Luke, obligé de remplacer la cigarette du cow-boy par un brin de paille pour arrêter la vague de jeunes fumeurs que générait la bande dessinée ? Par ailleurs, les créateurs eux-mêmes n'échappent pas à leurs propres mirages ; comme Pygmalion tombant amoureux de la statue qu'il a taillée, il leur arrive d'être les victimes de leur propre illusion référentielle[3] En effet, la critique Marthe Robert[4] a bien montré comment les auteurs d'œuvres réalistes se prennent, pour ainsi dire, à leur propre piège. [...]
[...] p.74. Op. cit. p.36. Op. cit. p.42. Ibid. [...]
[...] L'auteur lui-même se joignit au concert des larmes[7]. Si des textes littéraires, que tout le monde accepte pour tels, ont pu être à l'origine de ces réactions à la limite schizophréniques, c'est d'abord du fait des techniques réalistes de leur composition qui s'inaugurent en Europe à la fin du XVIIe siècle. Le souci de vraisemblance qui est l'un des fondements de la poétique classique est poussé, à l'aube du Siècle des Lumières, à son point culminant. Roland Barthes a dessiné cette pente où s'est opéré le glissement, du vraisemblable fictionnel au réel historique : Dès l'Antiquité, le réel était du côté de l'Histoire ; mais c'était pour mieux s'opposer au vraisemblable, c'est-à-dire à l'ordre même du récit (de l'imitation ou poésie Toute la culture classique a vécu pendant des siècles sur l'idée que le réel ne pouvait en rien contaminer le vraisemblable Par là même, il y a rupture entre le vraisemblable ancien et le réalisme moderne ; mais par là même aussi, un nouveau vraisemblable naît, qui est précisément le réalisme (entendons par là tout discours qui accepte des énonciations créditées par le seul référent[8]). [...]
[...] Le XIXe siècle poussera cette tradition de l'exactitude à son apogée. La volonté quasi obsessionnelle qu'on verra chez les réalistes et naturalistes de produire des romans- documentaires s'explique largement par les moyens du siècle de l'industrie. Barthes énumère : la photographie (témoin brut de qui a été le reportage, les expositions d'objets anciens le tourisme des monuments et des lieux historiques[9] Dans cette perspective, tout semble se jouer dans l'objectivité (objet) de la description ; l'on voudra se faire le peintre-photographe de scènes saisies dans leur immobilité de statue, de choses (réalisme ne vient- il pas du latin res désignant la chose Il faut, à ce point, signaler que la description en tant que moteur du réel est un phénomène assez récent en littérature. [...]
[...] cit. Voir la présentation de l'édition Garnier-Flammarion Voir aussi à ce titre A. Decaux, op. cit. Filippo D'Angelo, Je suis le héros véritable de mon roman : l'équivocité de la voix narrative dans les récits à la première personne au xviie siècle Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne] 2004, mis en ligne le 05 septembre 2008. Philippe Lejeune, L'autobiographie en France, Paris, Armand Colin p.20. Op. cit. [...]
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