Marguerite Duras a toujours oscillé entre enthousiasme et suspicion concernant le cinéma. Elle écrit à ce titre : « Je fais des films pour occuper mon temps. Si j'avais la force de ne rien faire, je ne ferais rien ». Si la remarque peut paraître suffisante, elle traduit cependant la suprématie qu'accorde Duras à la création littéraire. Nous pouvons aisément comprendre que pour l'écrivain dont la saisie du réel s'établit par le langage, sa supplantation au cinéma par l'image peut apparaître comme une négation de l'activité littéraire. Pourtant, le sujet proposé nous invite à ne pas voir dans ces deux modes de représentation un antagonisme désespéré, une altérité indissoluble. De cette hiérarchie des arts que sous-entend Duras pouvons-nous supposer que son expérience en tant qu'écrivain transparaisse dans ces films et même davantage, que loin de se subordonner aux règles strictes du cinéma, elle en ait transgressée ses codes narratifs en les annihilant et en les substituant par ceux du roman ? Ce qui nous amène aux questions suivantes : « Comment ses films transforment-ils le cinéaste en écrivain ? En quoi l'écriture cinématographique de Duras condamne-t-elle le cinéma et transforme le spectateur en lecteur ? ».
[...] pose le manuscrit sur la table Puis Marguerite Duras reprend le manuscrit et dit : Elle a cessé de chanter Duras souligne que la diégèse passe par la lecture, elle souligne la présence de la femme puisque qu'entre l'arrêt de la lecture et sa reprise, une action s'est produite ; l'histoire peut reprendre, livre en main, l'image est inutile pour la faire vivre Aussi, parce que le mot ne trouve pas sa représentation dans l'espace filmique, il retrouve alors toute sa puissance de prolifération son pouvoir performatif lié à son utilisation dans le roman et perdue dès lors qu'il est emprisonné dans les contours précis de l'image. Le désir du film, celui de recevoir l'image, se mue en désir du livre : représenter. Le film traditionnel s'oppose donc à l'activité propre de la lecture : il impose une représentation qui sature l'imaginaire du spectateur. [...]
[...] De fait, Le Camion est le film du manque essentiel : celui de l'image, cette image équivalente cinématographiquement pour Duras à l'acte d'écrire La marquise sortit à cinq heures une tentative vaine de saisir le réel en dissimulant par des effets de réels ce qui n'est et ne sera toujours qu'une représentation distanciée de cette réalité. Un film du manque essentiel, puisque la caméra ne filme pas ce que le cinéma projette habituellement. En effet, le film se divise en deux parties : la première se déroule dans la chambre noire dans laquelle Duras et Depardieu lisent le scénario du film ; l'histoire est celle d'une femme qui monte dans un camion dont le chauffeur reste insensible à ses paroles. [...]
[...] Or, il n'en est rien : la cabine du camion est vide. Autrement dit, le plan extérieur n'est pas une mise en scène du récit de la chambre de lecture, ce n'est qu'un contenant vide, un tableau sans toile que le spectateur est amené à peindre par son imaginaire. Par ce maillon manquant à la chaîne de représentation, Duras sollicite le pouvoir romanesque à réveiller l'imaginaire du spectateur en ne lui imposant pas, paradoxalement, d'image complète prenant en otage son regard et son esprit ; le Camion, c'est le blanc entre les marques noires de l'écriture permettant au lecteur de s'immiscer dans le texte. [...]
[...] Un travail d'écrivain d'autant plus souligné par le fait que pour Hiroshima mon amour, Duras n'écrit pas l'image, qu'elle se désintéresse de la réalisation technique. Autrement dit, elle ne supplante pas le langage à la rhétorique cinématographique. De fait, si un cinéaste traditionnel, en pensant d'abord à l'image, se voit toujours limité par les contraintes techniques inhérentes au cinéma, qu'il ne pensera qu'en fonction du champ des possibles que lui impose son art, l'écriture filmique de Duras témoigne du refus de traduire le langage en film. [...]
[...] Dans le deuxième projet du Camion, Marguerite Duras écrit : Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l'imaginaire. C'est là sa vertu même : de fermer. D'arrêter l'imaginaire Nous l'avons vu, le récit littéraire pour l'écrivain est une fin en soi ; or, ce que dénonce Duras ici, c'est que le film traditionnel a pour tâche la réalisation du texte en lui imposant une représentation par l'image, une présence. Il s'inscrit donc en porte à faux avec la lecture du roman dont la représentation est absente et est laissée à l'arbitraire du lecteur. [...]
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