Question 1 -
En quoi ce titre vous parait-il très adapté au livre et à son adaptation cinématographique ?
"Tous les matins du monde sont sans retour". Située vers la fin de l'oeuvre, cette maxime, amputée de sa seconde partie, constitue le titre du roman de Pascal Quignard datant de 1991, mais aussi celui du film qu'en a tiré Alain Corneau. C'est ce dernier qui suggéra à Quignard de l'adopter comme titre, ayant lu cette phrase dans ses Petits traités. Quignard y évoque un ami disparu, Louis Cordesse, et réfléchit sur l'amitié et sur le janséniste Pierre Nicole. Tous les matins du monde aurait dû s'intituler "Le Sieur de Sainte Colombe". Phrase énigmatique certes, mais également paradoxal et dont la troncature volontaire signifie donc bien plus qu'il n'y parait.
En quoi Tous les matins du monde est un titre adapté à l'oeuvre de Pascal Quignard et à sa transposition cinématographique ?
Le titre d'une oeuvre a un rôle principal : en tant que premier élément de l'ouvrage qui rencontre le regard du lecteur, il donne d'emblée une impression, crée une attente, engendre diverses interprétations sur le contenu du roman, exposant parfois la problématique et le thème principal, fait anticiper le sens général du texte et en guide la lecture. Au contraire, un titre flou n'aide pas le lecteur et compromet sa lecture. Tous les matins du monde est à ce titre inspirant, énigmatique, donnant une première impression positive, énergique.
On sait que Quignard apprécie particulièrement l'aube (voir Sur le Jadis, p.113). Le mot "matin" renvoie d'abord au moment de tous les espoirs, de toutes les promesses, d'un nouveau départ, d'une renaissance qui se répète chaque jour partout dans le monde, de façon identique, selon un rythme régulier (malgré une légère approximation due aux saisons). On pense au domaine de la renaissance, très présente à travers l'oeuvre, incarnée par la pratique de la musique, vécue par Ste Colombe comme seul moyen de faire revivre feu sa femme à travers la pratique de "tours" improvisés. Les matins seront cependant plutôt absents du roman, même si dans le film, la nuit, bleutée, évoquant l'aube, a sa place. L'aube des saisons, le printemps, est quant à lui largement présent. Chaque matin est un nouveau matin : dans La barque silencieuse, Quignard écrit "Chaque aube le jadis pousse dans l'espace une nouvelle lumière" (...)
[...] Quignard a écrit sur Schubert : Derrière chacun des six cents lieder que Franz Schubert composa, est entendu quelque chose d'un chant qui avait cours au paradis perdu. Le paradis perdu, donc appartenant au passé, pourtant retrouvé par la musique : le jadis survient dans la musique de Schubert. L'art est donc la quête du perdu. Il faut retrouver l'in-fans, «quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière». Marin Marin y parvient à la fin du roman. Le titre Tous les matins du monde reflète bien, par conséquent, la musique baroque, plus particulièrement celle de Marin Marais et de ses contemporains. [...]
[...] On voit notamment que les arts se côtoient dans Tous les matins du monde : la musique, très présente, est représentée à travers deux conceptions opposées : la musique en tant que spectacle (avec la cour du roi) et la musique en tant que création personnelle (vision de Ste Colombe). Elle est rapprochée de la peinture lors de la visite du peintre Baugin, au chapitre XII, auquel Ste Colombe va rendre visite accompagnée de son élève Marin Marais. C'est dans un but pédagogique qu'il souhaite montrer à Marin le peintre au travail, qui peint d'ailleurs une vanité. [...]
[...] Ce qui a été, perdu à jamais, peut être retrouvé par la mémoire, mais non sans douleur. Malgré l'expression sans retour nombre d'éléments reviennent sans cesse dans le roman, comme des vagues sur la vie de plus en plus sèche de Sainte Colombe. C'est ce que Quignard nomme le jadis, différent du passé qui n'est que répétitions. Le jadis, solution à la force destructrice du temps lorsqu'il passe puisqu'il en est la suspension, connu dans le ventre maternel, peut être retrouvé par l'écriture et la musique ; la nostalgie du passé, sans retour, est donc ici une force créatrice. [...]
[...] On peut définir Tous les matins du monde, de Pascal Quignard, comme une œuvre synesthésique. De par son écriture dénudée et limpide, Quignard invite davantage le lecteur à ressentir son roman qu'à le penser. Cette dimension sensible de l'œuvre est d'abord mise en évidence par son propos principal, la musique, mais également par un autre aspect, certes moins explicite, mais néanmoins bien présent : sa dimension picturale. L'aspect pictural de l'œuvre est toutefois évident si l'on étudie avec attention l'écriture quignardienne. [...]
[...] la Seine coule d'une eau rouge comparée à une blessure qui saignait Marais est décrit rouge comme la crête d'un vieux coq (p. 40). Le rouge est donc rapproché du sang, symbole de la vie, et de la musique, seul réconfort à celle-ci. D'ailleurs, à la fin, Ste Colombe et Marin Marais, qui renouent contact, s'échangent du rouge à travers la transmission de la musique (le cahier rouge) et par le vin. Tous les matins du monde est donc une œuvre littéraire et musicale, mais aussi picturale de par ses nombreuses références, implicites comme explicites, dans le roman comme dans le film, mais également de par l'esthétique filmique d'Alain Corneau et l'écriture quignardienne. [...]
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